Mère,
comment as-tu formé ma tête dans le secret de tes entrailles ? Comment, par quels songes jamais dits, as-tu modelé mon cerveau de façon à ce qu’un jour une phrase m’affole et me détourne de mes projets ?
Nos projets sont un labyrinthe de verre avec des traces de doigts sur les portes : le palais des glaces à la foire. Nous n’y entrons que pour chercher la sortie.
Je pensais ce soir faire du courrier et me voilà perdu dans la forêt de Compiègne. Je rangeais mes livres. Ils ont leur vie sauvage. J’ai un carton plein de Nerval. Je voulais y mettre une vieille édition jaune d’or décoloré. Je n’aurais pas dû m’asseoir. Je me suis assis, j’ai relu le chapitre IV de Promenades et Souvenirs. J’ai entendu le piège se refermer sur moi, au bruit sec d’une phrase – le même qu’entend le renard quand une de ses pattes vient d’être prise dans une mâchoire de fer. Il n’en sortira pas. Seul un nouvel amour a cette emprise. Il mourra sur place ou il lui faudra s’amputer de la patte captive. La phrase, je la recopie et c’est un délice de peindre la prison où je suis entré dans savoir, réentendre le claquement des mâchoires de l’encre, l’impossible guérison d’une plaie si belle : « Ce n’est pas un accident rare qu’un cheval échappé à travers une forêt. Et cependant je n’ai guère d’autre titre à l’existence. » Le grand-père de Nerval, quand il était jeune homme, avait la garde de ce cheval. Un jour, il s’est assis au bord de l’eau, rêveur. Quand il s’est retourné, le cheval avait disparu dans la forêt de Compiègne. Grondé par son père, le jeune homme avait fuit sa famille, était parti vivre ailleurs, loin, où il avait trouvé sa future épouse : la mère de Nerval était née de cette union, de cette fugue, de cette bête soudain invisible, de cette rêverie au bord de l’eau sur laquelle du ciel et des nuages venaient prendre conscience d’eaux-mêmes. Je vois ce cheval. J’entends son galop depuis la prison bienheureuse de ma lecture. La voix si douce de Nerval déchire mon coeur comme du papier : « je n’ai guère d’autre titre à l’existence. »
Il faut une force terrible pour supporter de lire un seul poème. Aller au-devant d’une phrase comme au-devant de sa propre mort. Accepter de n’être protégé par rien et recevoir le coup de grâce d’une parole claire en son obscurité.
Simplement dire la brièveté de l’éternel, très simplement et c’est le coeur qui s’affole comme une petite bête sauvage quand l’épervier fond sur elle.
Le cheval du songe m’a jeté bas, mère. Ma tête a éclaté. Je ferai ce courrier et demain, j’irai chercher du pain mais ce ne sera que la promenade du prisonnier. Le cheval des poètes est sans cavalier. Il court sur les espaces gelés du monde, assez vite pour que son poids ne fasse jamais céder la glace. Le paradis est cette course, mère. C’est ma plus belle vie, écrire. D’ailleurs « je n’ai guère d’autre titre à l’existence ».
Vieil escalier,
si le monde n’est que muraille, cette muraille a des lézardes, des fissures par lesquelles quelque chose passe qui n’a guère de nom, et c’est tant mieux.
Vieil escalier de la cour,
tu étais cette falaise de ciment sur laquelle l’océan de mon enfance venait battre. Je m’asseyais pour lire sur la troisième marche. J’ai tellement rêvé dans ta compagnie, assis sur ton échine préhistorique. Ta peau grise m’était la plus vive des couleurs. Si je trouve du charme à des lieux déshérités, c’est à toi que je le dois, à tes marches qui tournaient sans bruit, montaient loin dans le ciel – jusqu’aux neiges du mon Fuji.
J’entends les premières notes de Bach tomber sur mon coeur comme les morts entendent les premières gouttes de pluie sur leur tombe.
J’ai du courrier à faire. Il est important, c’est pourquoi je ne le ferai pas. Ces enveloppes dites « à fenêtre » – leur fenêtre n’ouvre sur rien. Je rassemble mes années autour de moi pour avoir plus de force. Il en faut pour ne rien faire. Le diable des modernes a décidé que nous serions tous, toujours, très occupés.
Dans le pré, un papillon brutal dans ses errances. Ses ailes claquent comme un livre qu’on ferme.
Lire quand on est enfant, c’est quitter sa famille et devenir jeune mendiant, tendre la main aux prises de passage. C’est aller en Sibérie, avec loups et cris de neige, si loin que votre mère ne vous retrouvera plus en criant « à table » dans le désert, loin, très loin du petit contemplatif aux yeux brun-vert gelés comme un lac.
La lecture est un billet d’absence, une sortie du monde.
Je m’assieds sur la troisième marche cimentée de ton coeur.
« Christian ne viendra pas ce soir. Il rêve. »
Cher messager,
je vous ai vu sortir des tranchées de l’invisibles seul, d’un pas lent, traversant les brumes d’un songe. Votre âme était devenue votre corps. Un saint sans signe disctinctif, si ce n’est une galette de vinyle tournant autour de sa tête.
Votre manière de traverser les pièces de votre maison de bois en prenant soin de ne renverser aucun ange. Vos mains qui n’en finissent pas de tâter le velours d’un silence, avant d’y découper une musique. Votre barbe qui descend de la montagne de votre crâne et vos yeux qui se moquent de vous-même. Vous n’avez aucune prétention. C’est votre point commun avec le vent qui ne trouve rien indigne de son contact – orties ou feuilles d’or.
Je vous ai vu annoter au crayon une partition géante comme un livre d’enfant.
Votre musique – une des dernières chances données à la pensée de vivre.
Jouez doucement, plus doucement, dites-vous au chef d’orchestre. Ma musique vient d’un autre monde. Vous avez raison mais ce n’est pas seulement votre musique, c’est vous-même, votre squelette de cristal, vos mains en vois d’épicéa et votre humour qui venez d’un autre monde. Bach faisait de la musique un palais pour l’âme. Nous avons tout mis à bas. Ce qui nous sauve, ce sont les ruines de nos antiques confiances. Le radicalement simple. La vitre d’un silence rayée d’une note : tout peut être recomposé à partir de là.
Je suis un misérable, savez-vous, car il n’est pas possible d’être humain sans être misérable. Je bricole, je patauge. Enfin pas moi : mon âme, qui est bien plus que moi. Elle n’en finit pas de déchiffrer les psaumes du bouleau et les contes des nuages. Le misérable que je suis fait ce qu’il peut de ses jours. Un incendie de poème. Le rire d’une éternelle vêtue d’un jean et d’une veste en cuir sur les chemins de l’Isère. Et vous, chez messager, né en Estonie, apportant Dieu dans le paquetage de votre naissance, composant des chefs-d’oeuvre qui font vieillir tous les chefs-d’oeuvre et ne ressemblent à rien sinon à la dactylographie de la pluie sur un toit de tôle ondulée.
Mon père, c’était très difficile de lui faire un cadeau d’anniversaire. Quand on lui demandait ce qu’il voulait, il répondait : rien.. C’est difficile de trouver rien. C’est hors de prix, loin du monde. C’est le cadeau que me fait votre musique et déjà votre manière de vous asseoir au fond d’une église, à la place des pauvres, pour entendre jouer une de vos oeuvres.
Il y a une luminosité de l’effacement. Si je me penche sur un bouton-d’or luisant de rosée, je vois le bol de mendicité de Ryokan. Si j’écoute Tabula rasa, l’oeuvre où votre âme pour la première fois sort à l’air libre, j’entends un effondrement du monde dans l’ouverture du deuxième mouvement. Quand la poussière retombe, on voit ce que voient les morts quand leurs invités sont partis et qu’ils restent seuls sous la voûte d’un silence. Ce silence est plus illuminé qu’un amour.
Je reviens à cette lettre. J’en étais sorti pour aller vérifier quelque chose dans la chambre, à cinq mètres de cette pièce. Un appareil diffusait votre Alina. De loin, à travers un mur, cotre piano sonnait comme une horloge comtoise – quelque chose d’abandonné et de lancinant. Je n’aurais pas été étonné en revenant vers cette lettre de découvrir dans la pièce un orphelin à son piano, voire un nuage en suspension au-dessus de la table de chêne.
Lorsque j’écoute à bas bruit les premières notes de l’Art de la fugue de Bach, je vous découvre plusieurs siècles avant votre naissance – l’enfant caché dans un intervalle, retenant son souffle et comptant les étoiles sur le bout des doigts.
Votre Te deum survole en bombardier la table du salon. Des bombes de silence éclatent. Une libération commence. Je reconnais votre ton entre mille, dès la première note descendue sur terre. Tiens, voilà quelqu’un qui m’aide à respirer comme font les arbres ou les nuages. Voilà mon frère. Des anges crient dans la lande. Une rafale d’amour les plaque au sol. Je crois que c’est ça, le paradis : une intelligence luisant comme une poignée de sel jetée dans l’air, une douceur farouche et une empathie avec les enfers.
J’entends dans votre musique quelqu’un qui appelle. Je connais ce quelqu’un. Il porte mon nom. Mais comme il est loin, terriblement loin !