Un bruit de balançoire – Christian Bobin

Mère,

comment as-tu formé ma tête dans le secret de tes entrailles ? Comment, par quels songes jamais dits, as-tu modelé mon cerveau de façon à ce qu’un jour une phrase m’affole et me détourne de mes projets ?

Nos projets sont un labyrinthe de verre avec des traces de doigts sur les portes : le palais des glaces à la foire. Nous n’y entrons que pour chercher la sortie.

Je pensais ce soir faire du courrier et me voilà perdu dans la forêt de Compiègne. Je rangeais mes livres. Ils ont leur vie sauvage. J’ai un carton plein de Nerval. Je voulais y mettre une vieille édition jaune d’or décoloré. Je n’aurais pas dû m’asseoir. Je me suis assis, j’ai relu le chapitre IV de Promenades et Souvenirs. J’ai entendu le piège se refermer sur moi, au bruit sec d’une phrase – le même qu’entend le renard quand une de ses pattes vient d’être prise dans une mâchoire de fer. Il n’en sortira pas. Seul un nouvel amour a cette emprise. Il mourra sur place ou il lui faudra s’amputer de la patte captive. La phrase, je la recopie et c’est un délice de peindre la prison où je suis entré dans savoir, réentendre le claquement des mâchoires de l’encre, l’impossible guérison d’une plaie si belle : « Ce n’est pas un accident rare qu’un cheval échappé à travers une forêt. Et cependant je n’ai guère d’autre titre à l’existence. » Le grand-père de Nerval, quand il était jeune homme, avait la garde de ce cheval. Un jour, il s’est assis au bord de l’eau, rêveur. Quand il s’est retourné, le cheval avait disparu dans la forêt de Compiègne. Grondé par son père, le jeune homme avait fuit sa famille, était parti vivre ailleurs, loin, où il avait trouvé sa future épouse : la mère de Nerval était née de cette union, de cette fugue, de cette bête soudain invisible, de cette rêverie au bord de l’eau sur laquelle du ciel et des nuages venaient prendre conscience d’eaux-mêmes. Je vois ce cheval. J’entends son galop depuis la prison bienheureuse de ma lecture. La voix si douce de Nerval déchire mon coeur comme du papier : « je n’ai guère d’autre titre à l’existence. »

Il faut une force terrible pour supporter de lire un seul poème. Aller au-devant d’une phrase comme au-devant de sa propre mort. Accepter de n’être protégé par rien et recevoir le coup de grâce d’une parole claire en son obscurité.

Simplement dire la brièveté de l’éternel, très simplement et c’est le coeur qui s’affole comme une petite bête sauvage quand l’épervier fond sur elle.

Le cheval du songe m’a jeté bas, mère. Ma tête a éclaté. Je ferai ce courrier et demain, j’irai chercher du pain mais ce ne sera que la promenade du prisonnier. Le cheval des poètes est sans cavalier. Il court sur les espaces gelés du monde, assez vite pour que son poids ne fasse jamais céder la glace. Le paradis est cette course, mère. C’est ma plus belle vie, écrire. D’ailleurs « je n’ai guère d’autre titre à l’existence ».
Vieil escalier,

si le monde n’est que muraille, cette muraille a des lézardes, des fissures par lesquelles quelque chose passe qui n’a guère de nom, et c’est tant mieux.

Vieil escalier de la cour,

tu étais cette falaise de ciment sur laquelle l’océan de mon enfance venait battre. Je m’asseyais pour lire sur la troisième marche. J’ai tellement rêvé dans ta compagnie, assis sur ton échine préhistorique. Ta peau grise m’était la plus vive des couleurs. Si je trouve du charme à des lieux déshérités, c’est à toi que je le dois, à tes marches qui tournaient sans bruit, montaient loin dans le ciel – jusqu’aux neiges du mon Fuji.

J’entends les premières notes de Bach tomber sur mon coeur comme les morts entendent les premières gouttes de pluie sur leur tombe.

J’ai du courrier à faire. Il est important, c’est pourquoi je ne le ferai pas. Ces enveloppes dites « à fenêtre » – leur fenêtre n’ouvre sur rien. Je rassemble mes années autour de moi pour avoir plus de force. Il en faut pour ne rien faire. Le diable des modernes a décidé que nous serions tous, toujours, très occupés.

Dans le pré, un papillon brutal dans ses errances. Ses ailes claquent comme un livre qu’on ferme.

Lire quand on est enfant, c’est quitter sa famille et devenir jeune mendiant, tendre la main aux prises de passage. C’est aller en Sibérie, avec loups et cris de neige, si loin que votre mère ne vous retrouvera plus en criant « à table » dans le désert, loin, très loin du petit contemplatif aux yeux brun-vert gelés comme un lac.

La lecture est un billet d’absence, une sortie du monde.

Je m’assieds sur la troisième marche cimentée de ton coeur.

« Christian ne viendra pas ce soir. Il rêve. »

Cher messager,

je vous ai vu sortir des tranchées de l’invisibles seul, d’un pas lent, traversant les brumes d’un songe. Votre âme était devenue votre corps. Un saint sans signe disctinctif, si ce n’est une galette de vinyle tournant autour de sa tête.

Votre manière de traverser les pièces de votre maison de bois en prenant soin de ne renverser aucun ange. Vos mains qui n’en finissent pas de tâter le velours d’un silence, avant d’y découper une musique. Votre barbe qui descend de la montagne de votre crâne et vos yeux qui se moquent de vous-même. Vous n’avez aucune prétention. C’est votre point commun avec le vent qui ne trouve rien indigne de son contact – orties ou feuilles d’or.

Je vous ai vu annoter au crayon une partition géante comme un livre d’enfant.

Votre musique – une des dernières chances données à la pensée de vivre.

Jouez doucement, plus doucement, dites-vous au chef d’orchestre. Ma musique vient d’un autre monde. Vous avez raison mais ce n’est pas seulement votre musique, c’est vous-même, votre squelette de cristal, vos mains en vois d’épicéa et votre humour qui venez d’un autre monde. Bach faisait de la musique un palais pour l’âme. Nous avons tout mis à bas. Ce qui nous sauve, ce sont les ruines de nos antiques confiances. Le radicalement simple. La vitre d’un silence rayée d’une note : tout peut être recomposé à partir de là.

Je suis un misérable, savez-vous, car il n’est pas possible d’être humain sans être misérable. Je bricole, je patauge. Enfin pas moi : mon âme, qui est bien plus que moi. Elle n’en finit pas de déchiffrer les psaumes du bouleau et les contes des nuages. Le misérable que je suis fait ce qu’il peut de ses jours. Un incendie de poème. Le rire d’une éternelle vêtue d’un jean et d’une veste en cuir sur les chemins de l’Isère. Et vous, chez messager, né en Estonie, apportant Dieu dans le paquetage de votre naissance, composant des chefs-d’oeuvre qui font vieillir tous les chefs-d’oeuvre et ne ressemblent à rien sinon à la dactylographie de la pluie sur un toit de tôle ondulée.

Mon père, c’était très difficile de lui faire un cadeau d’anniversaire. Quand on lui demandait ce qu’il voulait, il répondait : rien.. C’est difficile de trouver rien. C’est hors de prix, loin du monde. C’est le cadeau que me fait votre musique et déjà votre manière de vous asseoir au fond d’une église, à la place des pauvres, pour entendre jouer une de vos oeuvres.

Il y a une luminosité de l’effacement. Si je me penche sur un bouton-d’or luisant de rosée, je vois le bol de mendicité de Ryokan. Si j’écoute Tabula rasa, l’oeuvre où votre âme pour la première fois sort à l’air libre, j’entends un effondrement du monde dans l’ouverture du deuxième mouvement. Quand la poussière retombe, on voit ce que voient les morts quand leurs invités sont partis et qu’ils restent seuls sous la voûte d’un silence. Ce silence est plus illuminé qu’un amour.

Je reviens à cette lettre. J’en étais sorti pour aller vérifier quelque chose dans la chambre, à cinq mètres de cette pièce. Un appareil diffusait votre Alina. De loin, à travers un mur, cotre piano sonnait comme une horloge comtoise – quelque chose d’abandonné et de lancinant. Je n’aurais pas été étonné en revenant vers cette lettre de découvrir dans la pièce un orphelin à son piano, voire un nuage en suspension au-dessus de la table de chêne.

Lorsque j’écoute à bas bruit les premières notes de l’Art de la fugue de Bach, je vous découvre plusieurs siècles avant votre naissance – l’enfant caché dans un intervalle, retenant son souffle et comptant les étoiles sur le bout des doigts.

Votre Te deum survole en bombardier la table du salon. Des bombes de silence éclatent. Une libération commence. Je reconnais votre ton entre mille, dès la première note descendue sur terre. Tiens, voilà quelqu’un qui m’aide à respirer comme font les arbres ou les nuages. Voilà mon frère. Des anges crient dans la lande. Une rafale d’amour les plaque au sol. Je crois que c’est ça, le paradis : une intelligence luisant comme une poignée de sel jetée dans l’air, une douceur farouche et une empathie avec les enfers.

J’entends dans votre musique quelqu’un qui appelle. Je connais ce quelqu’un. Il porte mon nom. Mais comme il est loin, terriblement loin !

La procrastination – John Perry

L’art de reporter au lendemain

  1. Le paradoxe du procrastinateur
  2. La procrastination, oui, mais structurée
    Texte publié sous forme d’essai par John Perry avant la publication du livre
  1. Procrastination et perfectionnisme
    Ne me définissant pas moi-même comme un perfectionniste, j’ai mis longtemps à saisir le lien entre procrastination et perfectionnisme.
    Souvent les procrastinateurs ne savent pas qu’ils sont perfectionnistes pour la bonne raison qu’ils n’ont jamais rien accompli de parfait. (…)
    Le perfectionnisme dont il est question ici, est purement fantasmatique, sans aucun rapport avec la réalité.
    Qu’est-ce que le perfectionnisme ? Il s’agit moins de fournir un travail parfait que de prendre prétexte de travaux en cours pour alimenter ses fantasmes de perfection.
    En quoi le fantasme de perfection est-il propice à la procrastination ? Tout simplement parce qu’il n’est pas simple de faire les choses à la perfection. (…)
    A force de procrastiner, j’ai fini par m’autoriser à rendre un travail loin de la perfection pour m’acquitter de cette mission qui, de toute façon, ne demandait pas un travail parfait. Tant que l’échéance reste lointaine, j’ai encore le temps d’aller à la bibliothèque ou de passer une soirée à rédiger un rapport détaillé, érudit et parfait. Mais à mesure que la date limite approche, voire, qu’elle est dépassée, je n’ai plus le temps de fournir un travail parfait. Je dois donc me résoudre à fournir un travail imparfait mais acceptable. Les fantasmes de perfection font place aux fantasmes d’échec. Et c’est ainsi que je me mets enfin au travail. (…)
    Tout de même, ne pourrait-on pas faire mieux ?
    Je m’autorise à fournir un travail imparfait dès maintenant, sans avoir passé le délai. Autant s’y mettre tout de suite (ou allez… dès demain !).
  2. Les listes de choses à faire
    Si vous pratiquez la procrastination structurée, vous avez sans doute une liste de choses à accomplir dans les jours, les semaines, les mois ou les années à venir. En tête de liste figure une tâche qui vous semble ultra-importante mais qui, au fond, ne l’est pas tant que ça, et qui vous motive à accomplir des choses à priori moins importantes. C’est ce que j’appelle votre liste de priorités. Il s’agit d’un agenda à long terme : les projets qu’il recense vous prendront une journée, une semaine, un mois ou une vie entière, si jamais vous avez l’ambition d’apprendre à parler le chinois couramment. (…)
    Il est impératif d’établir cette liste à l’avance, de préférence la veille au soir, et de la poser aussitôt sur votre table de chevet. Avant de vous endormir, pensez aux grandes choses que vous allez accomplir dès le lendemain matin. N’attendez pas que le réveil sonne pour penser à votre programme du jour.
  3. Du rythme (travailler en musique)
  4. Le procrastinateur et l’ordinateur
    Chaque jour, je reçois d’innombrables messages électroniques sur ma messagerie Gmail. Celle-ci est équipée d’un filtre anti-spam efficace et me permet d’archiver le courrier non lu dans des dossiers que je me promets d’ouvrir quand je serai d’humeur à procrastiner (comptes rendus de séances parlementaires, newsletters de groupes écologistes, PV de réunions du Rotary Club…). Le reste s’accumule dans la boîte de réception. Je traite la plupart des messages le jour même, mais certains échappent à mon attention. Périodiquement, quand leur nombre approche la centaine, je m’attaque aux messages auxquels je n’ai pas encore répondu. (…)
    J’ai élaboré un stratagème imparable quand je me connecte sur Internet et que je suis fatalement soumis à la tentation de surfer. Je n’ouvre une session qu’à condition d’être certain qu’un événement viendra m’interrompre et me tirer de cet engrenage. Je me connecte seulement quand mon estomac commence à gargouiller, que je suis presque sûr que ma femme va surgir pour me charger d’une mission urgente ou que je sens déjà les premiers signes d’une rupture de la vessie. (…). En cas de force majeure, programmez votre réveil pour qu’il vous rappelle à l’ordre au bout d’une heure. Votre connaissance du Tadjikistan restera lacunaire : c’est bien dommage.
  5. Pour une organisation horizontale
    Le fait est avéré : je suis un organisateur horizontal. J’aime que les projets sur lesquels je suis en train de travailler s’étalent devant moi, sur une surface plane, d’où ils pourront m’interpeller et me faire signe. Si je range des documents dans une chemise, ils disparaissent à tout jamais. Non, que je sois incapable de les retrouver, mais parce que je renonce tout simplement à les chercher. Je suis fondamentalement incapable d’ouvrir un placard pour en extraire un projet inachevé et me remettre à travailler dessus.
  6. Travail d’équipes
    Pour surmonter votre tendance à la procrastination, le meilleur moyen consiste à s’entourer de coéquipiers qui ne soient pas, eux aussi, des procrastinateurs. Ces gens-là sont encore plus efficaces qu’un radio-réveil, même s’ils sont parfois plus difficiles à désactiver. J’ai souvent eu l’occasion de travailler avec des non-procrastinateurs et, dans l’ensemble, ces collaborations ont été fructueuses.
    (…)
    En s’entourant de collaborateurs qui ne procrastinent pas, tout comme en programmant un réveil, la décision de se mettre au travail échappe à votre bon vouloir. L’inconvénient, c’est qu’on finit par travailler d’arrache-pied.
  7. Bénéfices secondaires
    Les brutes épaisses se félicitent de leur virilité ; les pédants compulsifs mettent un point d’honneur à ergoter ; les égoïstes et les mesquins se font une joie d’aider le marché à récompenser le succès et punir l’échec, etc…
    Camarades procrastinateurs, gardez-vous bien de tomber dans le piège ! La procrastination est un vilain défaut, non une vertu qui s’ignore. Il ne s’agit pas d’élaborer une philosophie qui fasse passer les procrastinateurs pour des héros (même si cet exercice peut être amusant). Je veux simplement montrer que la procrastination n’est pas le pire des défauts : elle ne nous empêche pas d’être productif.
  8. Le procrastinateur est-il forcément un boulet ?
    La procrastination la plus exaspérante pour les autres consiste à leur montrer que vous échappez à leur emprise. (…)
    Les procrastinateurs structurés sont d’un naturel humble, ils se sentent coupables à l’idée de gêner les autres. (…). Je dirais donc que les procrastinateurs arrogants et les procrastinateurs structurés appartiennent à des sous-espèces différentes.
  9. Philosophie et procrastination
  10. En guise de conclusion. Méditations métaphysiques et morales
    On se trompe souvent sur la meilleure façon d’employer son temps. Mais, en fin de compte, ils s’avère parfois plus productif de rêvasser sur une improbable émission de radio (réalisée par l’auteur du livre) que de terminer des articles, comptes rendus et rapports – qui les lira ? – sur lesquels vous auriez dû travailler. Le procrastinateur structuré n’est sans doute pas l’homme le plus efficace du monde mais, en laissant libre cours à ses idées et à ses énergies, il parvient à accomplir toutes sortes de choses à côté desquelles il serait passé s’il s’était astreint à un régime plus contraignant. Félicitez-vous de ce que vous avez réalisé. Sachez utiliser les listes de choses à faire, les réveils et autres moyens de vous servir de votre environnement. Mettez en oeuvre des collaborations qui vous éviteront de n’avoir jamais rien accompli. Et surtout, profitez de la vie.