Donner la main…

L’humanité toute entière dans deux mains qui se rencontrent.
Prendre la main de quelqu’un, connu ou inconnu, découvrir un univers, livrer le sien, se relier en tant qu’hu-mains. Fermer les yeux.

Mardi 30 mai 2023, hôpital de Pitié Salpêtrière, Paris.
Un homme de moins de cinquante ans au regard bleu profond essaie d’apprivoiser un peu plus son corps et de marcher en transversal, en passant sa jambe gauche au-dessus de sa jambe droite. Un pas de côté en résumé. Ce simple mouvement, auquel ni vous ni moi ne réfléchissons plus, ne passe pas. Il sent que s’il va plus loin, il va tomber.
Je me place à sa droite et lui tends la main, un peu hauteur.
Il la prend, s’appuie sur elle, sur moi. Tout devient à nouveau possible. Nous traversons la salle.

L’histoire a commencé en novembre 2022. Je déjeunais, pour la première fois depuis l’épidémie de corona virus, avec France Schott-Billman, avec laquelle je me suis formée en Expression primtive (Danse Rythme Thérapie) il y a plus de 10 ans.
Elle me rappelle le lendemain de notre déjeuner « Tu dois absolument participer à la formation DRT (Danse Rythme Thérapie) pour les malades de Parkinson. Il reste une place. Je t’envoie les dates et les coordonnées de la personne qui s’en occupe. Prépare ton CV et une lettre de motivation. »
Ma mère avait la maladie de Parkinson. Son insuffisance rénale n’a pas laissé le temps à la maladie de se développer.
J’ai la croyance que nos proches ne peuvent parfois pas recevoir de notre part ce que nous aimerions ou pourrions leur donner, qu’ils trouveront chez d’autres personnes ce dont ils ont besoin. De même, nous pouvons donner à d’autres ce que nous n’avons pas pu prodiguer aux nôtres. Et ainsi, l’attention et l’amour circulent, sans odeur ni couleur, simplement, d’humain à humain.
Mue par cette idée, j’acceptais la proposition de France.
Trois week-ends de formation, intenses et très bien menés.

Aujourd’hui, mardi 30 mai, c’est le moment de se confronter à la réalité de la maladie. Je dois assister aux trois ateliers du mardi, dans une des salles de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière. J’ai rendez-vous avant, pour un thé, avec Svetlana, qui anime avec énergie et justesse la formation et les ateliers hebdomadaires. Je retrouve également Arlette, directrice de recherche à l’hôpital. Elles portent toutes deux la formation par leur présence et leur énergie communicative.
La maladie altère principalement toute la sphère du mouvement et de sa coordination.
Touchée par chacune et par chacun, dans son combat contre, ou plutôt avec, la maladie. La volonté, la persévérance, de dépasser un blocage, de dépasser dix blocages.
Et tout cela dans la joie de la danse, de la musique, des symboles communs, des histoires partagées, dans la bonne humeur et l’énergie communicatives.
Et je me rends compte à ce moment-là, combien ce lien entre humains est précieux et unique. Combien nous pouvons nous réparer, nous faire du bien, dans cette humanité partagée.
Les sourires, parfois difficiles à esquisser (l’inexpressivité du visage est un effet secondaire de la maladie), se dessinent petit à petit, et ce que les visages ne parviennent pas toujours à exprimer, les regards s’en chargent. Ces regards… l’émotion monte alors que je suis en train d’écrire… ces regards, comme une main tendue, une demande de lien, de reconnaissance, d’amour.
Alors j’ai ouvert grand mes yeux et j’ai partagé par mes regards autant d’amour que j’ai pu, sans compter, comme si mon coeur pouvait se donner par l’ouverture de mes yeux.
Deuxième partie d’atelier, c’est le moment de se lever de nos chaises, petit à petit, d’apprivoiser l’espace.
C’est le moment également de se donner la main, en soutien, et rien n’est comparable à cela.
Tant que je tiens ta main, tant que tu sens ma main dans la tienne, rien ne peut t’arriver, tout est possible.
Tu es là, en vie.
Merci.

C’est le moment de la pause. Christophe ne veut pas lâcher. Il veut parvenir à se déplacer façon sirtaki. Il n’a pas d’autres symptômes que la coordination du mouvement, et en début d’atelier, assis sur sa chaise, je me suis même demandée s’il n’était pas plutôt un « aidant », un accompagnant.
Alors, quand ce regard bleu profond, debout, dans son incapacité à faire un pas de plus au risque de tomber, se livre tout entier, espoir et confiance, dans cette main, dans ma main, qu’il saisit sans hésiter, c’est moi qui me dissous à l’intérieur, dans cette humanité brute rencontrée, cette vie dénudée, et j’en pleure encore.

Osons tendre nos mains, offrir notre soutien, quelle que soit la forme que cela prenne. Un sourire, un regard, un geste.
Un pas vers notre humanité, parfois oubliée.