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La danse des grand-mères – Clarissa Pinkola Estès

Les abuelitas : les petites grand-mères.
La vieille femme mythique.
En quoi est-elle dangereuse ?
En quoi est-elle sage ?
On la découpe. Elle repousse.
Elle meurt. Elle repousse.
Elle enseigne aux jeunes à faire comme elle.
Ajoutez l’audace.
Ajoutez la danse.

Intuitivement, dans sa psyché, une femme comprend qu’être en bonne santé, c’est avoir une santé « florissante ». Lorsqu’elle est blessée, il y a dans son esprit et dans son âme un filament vibrant et vivifiant qui, envers et contre tout, pousse en direction de la vie nouvelle – soit vers de nouvelles forces de toute sorte, soit vers la reconstitution de l’intégrité perdue, ou la constitution d’une intégrité inconnue jusqu’alors. Cette force intérieure est mue par le désir de bien-être. Elle croit à un élément salvateur capable de lutter contre le mal. (…)
Même lorsque l’action du moi est momentanément contrariée, la femme cachée sous la terre, la gardienne du feu, maintient une attitude envers la vie – un surcroît de vie – qui pousse sans cesse vers le haut et réclame plus de vitalité et d’épanouissement, plus d’égards et d’affirmation de soi… et un peu plus encore, et encore, jusqu’à ce que l’arbre de vie ait atteint au-dessus du sol la taille de son vaste réseau de racines souterraines.
(…)

Pour expliquer la force vitale d’une femme, la poésie est nécessaire; tout comme sont nécessaires la danse, la peinture, la sculpture, le tissage, la poterie, le théâtre, la parure, l’invention, l’écriture passionnée, l’étude des livres et de ses propres rêves, les échanges verbaux avec des personnes sages, un perception, une pensée, des sensations attentives… des réalisations et des apports en tous genres… car les mots ordinaires ne suffisent pas à exprimer certains éléments mystiques, mais les sciences, la contemplation de ce qui est invisible mais palpable, et les arts y parviennent.
Pourtant, dans les orages comme dans les moments de satisfaction, la femme cachée continue à veiller sur la magnifique force vitale et elle se démène pour faire savoir qu’au moment même où nous sommes détruites, la reconstruction a commencé. Ainsi, cette force intérieure agit comme une grand-mère, la plus grande des grand-mères, l’essence de la santé et de la sagesse de l’âme qui nous guide et ne nous quittera jamais.
Nous faisons l’expérience de cette source mystérieuse par l’intermédiaire des connaissances précises et précieuses, d’une origine indiscernable, qui se présentent inopinément dans les rêves nocturnes clairs ou complexes, dans l’irruption d’idées et d’énergies apparemment surgies de nulle part, dans la certitude soudaine que notre affection, notre opinion, ou notre contact physique est réclamé quelque part, dans la détermination imprévue d’intervenir, ou de nous détourner, ou d’aller vers. Comme la vieille femme sage qui apparaît dans les contes, la source protectrice de l’étincelle d’or, se manifeste par l’intermédiaire d’exhortations intérieures à agir dans la discrétion ou au contraire de manière éclatante, d’une impulsion judicieuse à créer de nouveau, à chérir plus fort, à réparer plus complètement, à répandre plus largement, à protéger une vie nouvelle.
(…)

Quels que soient notre âge, notre condition physique, notre situation, l’esprit de la grand-mère entend nous apprendre que notre intelligence est à l’oeuvre lorsqu’il s’agit de s’efforcer d’acquérir de la sagesse et de créer une vie nouvelle. (…)

Les instruments magiques utilisés par la grand-mère archétypale pour la transformation sont restés les mêmes depuis des millénaires. La table de cuisine. La lumière de la lampe. L’unique bougie. La chanson. Le rituel. La perspicacité. L’intuition. La soupe. Le thé. L’histoire. La conversation. La longue route. Le confessionnel. La main affectueuse. Le sourire séducteur. La sensualité affûtée. Un sens de l’humour sarcastique. La capacité de lire dans les âmes. Le mot gentil. Le proverbe. Le coeurà l’écoute. La capacité d’offrir à d’autres, quand il le faut, l’expérience déchirante d’un certain regard.
Pour une femme, obtenir la connaissance souhaitée, la mettre en oeuvre et le montrer, se révèle parfois dans cette période de changements majeurs un acte de défiance, mais surtout, c’est un acte de bravoure, c’est à dire un acte de création primordiale en dépit de l’incertitude et de l’absence de sécurité, un acte qui rassemble la vie de l’âme et la miséricorde, un acte d’amour.
Le fait qu’au cours du processus d’acquisition de la sagesse, une femme soit constamment en train de ré-enraciner dans la vie de son âme constitue un acte suprême de libération.
Apprendre aux jeunes à faire de même – et par « jeunes » il faut entendre toutes les personnes qui en savent moins et sont moins expérimentées qu’elle – est l’acte le plus radical, le plus révolutionnaire. Pareil enseignement a une grande portée, il fait don de la vraie vie au lieu de rompre la ligne matrilinéaire de la femme sauvage et sage, l’âme sauvage et sage.
(…)

Malgré nos attachements actuels,
malgré nos maux, nos souffrances, nos chocs,
nos pertes, nos gains, nos joies,
le site vers lequel nous nous dirigeons est
cette terre de la psyché que les aïeux habitent,
ce lieu où les humains restent tout à la fois divins et dangereux,
où les animaux dansent encore,
où ce qui a été coupé repousse,
et où ce sont les rameaux
des arbres les plus vieux
qui fleurissent le plus longtemps.
La femme cachée
qui entretient l’étincelle d’or
connaît cet endroit.
Elle sait.
Et toi aussi.

N’oublie pas les chevaux écumants du passé – Christiane Singer

A nouveau dans ce livre, je disparais. Dans la beauté des mots, dans la vérité implicite ici livrée, en résonance, quelque part, poétiquement avec les constellations familiales.

P11
Tuer la mémoire, c’est tuer l’homme.
Lorsque nous confondons le passé avec ses désastres et ses faillites, sa poussière et ses ruines, nous perdons accès à ce qui se dissimule derrière – à l’abri des regards : le trésor inépuisable, le patrimoine fertile.
(…)
Au célèbre chant d’Hakuin :
« Tu erres dans le monde comme un mendiant et tu as oublié que tu étais fils de toi », repond la revigorante admonestation de Rabbi Nahman :
« Ah cessez d’être pauvre et retournez à vos trésors ! »
(…)
« Fermez les yeux et entendez bruire cette foule humaine dans vos dos. Toute cette humanité dont vous procédez ! Sentez derrière vous cette longue « chaîne d’amants et d’amantes » (jamais je ne me lasserai de ce vers d’Eluard), dont vous êtes en cet instant les seuls maillons visibles ! Ils n’ont pas désespéré du monde et vous en êtes la preuve vivante ! C’est avec cette conscience là que vous trouverez la force et le courage de vous élancer. Le passé n’est pas ce qui nous retient en arrière mais ce qui nous ancre dans la présence et nous insuffle l’élan d’avancer. »
(…)
Sans connaissance, sans vision et sans fertilité imaginaire, toute société sombre tôt ou tard dans le non-sens et l’agression.
(…)
L’hommage aux origines. Ainsi commence tout processus d’humanisation.

P18
Rendre hommage met en mouvement une machinerie secrète qui ouvre les prisons.
En m’inclinant devant l’autre, je ne signifie pas que tout ce qui le constitue était parfait mais que j’ai entrevu, par grâce,l’éternité qui le fonde, la part indestructible de son être.
Aussitôt, les apparences, les tentatives non abouties, les malentendus, les échecs et les blessures perdent de leur virulence et s’effritent sous la tranquille action du temps.
(…)
Lorsque, après une relation malheureuse (parents, époux, amants, etc), je me détourne et m’éloigne sans un regard, la relation est certes coupée.
Mais ce qui demeure, c’est la dépendance.
Même si la relation vivante est sectionnée, le lien têtu de l’inachevé, du malaise ou de la malédiction persiste.
(…)
Il n’y a qu’une délivrance à la dépendance maléfique : c’est l’hommage rendu. 

P25
A force de traiter les œuvres d’art comme de la matière et non comme des visions hissées jusqu’à la visibilité, on perd la trace de l’essentiel : le lieu où la vision a germé, a surgi, s’est déployée. C’est à ce lieu qu’il faut s’attarder. C’est celui de notre humanité co-créatrice, la grande pépinière de l’aujourd’hui. Pénétrer jusque dans le cœur de l’homme (des hommes) où germe l’idée créatrice sous la séculaire poussée du Vivant.
(…)
Il faut tenter en somme de sortir de la fascination du visible, du tangible, pour rejoindre l’œuvre ou le rêve d’amour avant sa glissée dans la réalité, avant sa coagulation. Un instant avant que tout n’apparaisse définitif.
Rejoindre l’œuvre dans l’espace où elle est en floraison.
(…)
S’attarder ensemble au seuil des possibles.
(…)
Errer dans les chantiers du monde, sur l’emplacement de la mosquée Bleue ou de l’abbaye du Thoronet quelques jours avant le premier coup de pioche quand y paissaient encore les moutons et y cabriolaient les chèvres.
Marcher la nuit dans New York et y entendre bruire la forêt sacrée des Iroquois.
Rejoindre le moment de bifurcation où la vie s’invente de neuf.

P33
Il n’y a que le meilleur qui soit défendable. Cette lèpre de notre époque, ce souci de tout rabaisser pour être soi-disant à la portée de chacun est une machination criminelle.

Le livre tibétain de la vie et de la mort – Sogyal Rinpoché

Première partie : La vie

Un – Le miroir et la mort

Deux – L’impermanence

Trois – Réflexion et changement

Réfléchir en profondeur sur l’impermanence comme le fit Krishna Gotami, nous amène à une compréhension intime de cette vérité exprimée avec tant de force par les vers du maître contemporain Nyoshul Khenpo :
La nature de toute chose est illusoire et éphémère,
Les êtres à la perception dualiste prennent la souffrance pour le bonheur,
Semblables à un homme léchant du miel sur le fil d’un rasoir,
Ô combien pitoyables, ceux qui s’accrochent si fort à la réalité concrète : 
Amis de mon coeur, tournez plutôt votre attention vers l’intérieur.
(…) 
Nous pouvons faire de la liberté un idéal tout en demeurant totalement esclaves de nos habitudes.
La réflexion peut pourtant nous amener lentement à la sagesse. Nous pouvons nous apercevoir que nous retombons sans cesse dans des schémas habituels de comportement et aspirer alors de tout notre être à leur échapper. Bien sûr nous y retomberons maintes et maintes fois mais, peu à peu, nous pourrons en émerger et nous transformer. Le poème suivant s’adresse à chacun de nous. Il est intitulé « Autobiographie en cinq actes ».

  1. Je descends la rue,
Il y a un trou profond dans le trottoir : 
Je tombe dedans.
Je suis perdu… je suis désespéré.
    Ce n’est pas ma faute.
    Il me faut longtemps pour en sortir.
  2. Je descends la rue,
Il y a un trou profond dans le trottoir :
Je fais semblant de ne pas le voir.
Je tombe dedans à nouveau.
J’ai du mal à croire que je suis au même endroit.
Mais ce n’est pas ma faute.
Il me faut encore longtemps pour en sortir.
  3. Je descends la même rue,
Il y a un trou profond dans le trottoir :
Je le vois bien..
J’y retombe quand même… c’est de venu une habitude.
    J’ai les yeux ouverts
Je sais où je suis
C’est bien ma faute.
Je ressors immédiatement.
  4. Je descends la même rue.
Il y a un trou profond dans le trottoir :
    Je le contourne.
  5. Je descends une autre rue…

Le but réel d’une réflexion sur la mort est de susciter un changement réel au plus profond de votre coeur, d’apprendre à éviter le « trou dans le trottoir » et à emprunter une autre rue.
(…)
Ce renoncement auquel vous parviendrez vous procurera à la fois tristesse et joie : tristesse en réalisant la futilité de vos comportements passés, et joie en voyant la perspective plus large qui se déploiera devant vous, quand vous serez capable d’y renoncer. Ce n’est pas là une joie ordinaire. C’est une joie qui donne naissance à une force nouvelle et profonde, à une confiance et à une inspiration constante lorsque vous réalisez que vous n’êtes pas enchainé à vos habitudes, mais que vous pouvez vraiment en émerger, changer et vous libérer de plus en plus.
(…)
C’est alors que nous commencerons à goûter, au plus profond de nous, l’exaltante vérité de ces vers de William Blake :
Qui veut lier à lui-même une Joie,
De la vie brise les ailes,
Qui embrasse la Joie dans son vol,
Dans l’aurore de l’Eternité demeure.
(…)
Ainsi chaque fois que les pertes et les déceptions de la vie nous donnent une leçon d’impertinence, elles nous rapprochent en même temps de la vérité. Quand vous tombez d’une très grande hauteur, vous ne pouvez qu’atterrir sur le sol : le sol de la vérité. Et si vous possédez la compréhension née d’une pratique spirituelle, tomber ne constitue en aucun cas un désastre mais, au contraire, la découverte d’un refuge intérieur.
(…)
Si vous y regardez de plus près, rien ne possède d’existence intrinsèque. C’est cette absence d’existence indépendante que nous appelons « vacuité ». (…)
C’est ce que nous entendons lorsque nous disons que les choses sont vides, qu’elles n’ont pas d’existence indépendante.
(…)
Si nous portons un regard véritable sur nous-même et sur les choses qui nous entourent et qui, jusqu’alors, nous paraissaient si certaines, si stables et si durables, nous nous apercevons qu’elles n’ont pas plus de réalité qu’un rêve. Le Bouddha a dit :
Sachez que toutes choses sont ainsi :
Un mirage, un château de nuages,
Un rêve, un apparition,
Sans réalité essentielle : pourtant leur qualités peuvent être perçues.
(…)
La vraie spiritualité consiste à être conscient du fait que, si une relation d’interdépendance nous lie à chaque chose et à chaque être, la moindre de nos pensées, paroles ou actions aura de réelles répercussions dans l’univers tout entier. (…) Tou est inextricablement lié. Nous en viendrons à comprendre que nous sommes responsables en fait de nous-mêmes, de tous les êtres et de toutes les choses, ainsi que de l’univers entier.

Quatre – La nature de l’esprit

Parmi les nombreux aspects de l’esprit, on en distingue plus particulièrement deux. Le premier est l’esprit ordinaire, que les tibétains appellent SEM. Un maître le définit ainsi : « cela même qui est doté d’une conscience discriminante, cela qui possède un sens de la dualité – qui saisit ou rejette ce qui est extérieur à lui : tel est l’esprit. Fondamentalement, il est ce que l’on associe à l’autre – tout objet différent de celui qui perçoit. » Sem est l’esprit discursif, dualiste, l’esprit qui pense, qui ne peut fonctionner qu’en relation avec un point de référence extérieur projeté par lui et faussement perçu. (…)Le deuxième aspect est la nature même de l’esprit, son essence la plus profonde qui n’est absolument jamais affectée par le changement ou par la mort. (…) En tibétain, nous l’appelons RIGPA, conscience claire primordiale, pure, originelle, à la fois intelligence, discernement, rayonnement et éveil constant. (…) Ne vous y trompez pas la nature de l’esprit ne se limite pas exclusivement à notre seul esprit. Elle est, en fait, la nature de toute chose. (…)Un bouddha est celui qui a mis un terme définitif à la souffrance et à la frustration, et qui a découvert un bonheur et une paix durables, impérissables. (…)Imaginez un vase vide : l’espace intérieur est exactement identique à l’espace extérieur ; seules les parois fragiles du vase les séparent l’un de l’autre. De la même façon, notre esprit de bouddha est enclos à l’intérieur des parois de notre esprit ordinaire. Mais lorsque nous atteignons l’éveil, c’est comme si le vase se brisait. L’espace « intérieur » se même instantanément à l’espace « extérieur », devant un. Nous réalisons à cet instant que les deux espaces n’ont jamais été séparés ni différents l’un de l’autre, mais ont toujours été semblables.
(…)
Dirigeons donc à présent notre regard vers l’intérieur La différence qu’apport ce léger changement d’orientation est considérable ; elle pourrait même inverser le cours des catastrophes qui menacent le monde. Si un nombre beaucoup plus grand d’individus avaient connaissance de la nature de leur esprit, ils prendraient conscience de la beauté du monde dans lequel ils vivent et se battraient, courageusement et sans plus attendre, pour le préserver. Il est intéressant de souligner que « bouddhiste » se dit nangpa en tibétain, ce qui signifie « tourné vers l’intérieur », celui qui recherche la vérité non pas à l’extérieur mais au sein de la nature de l’esprit. Tout l’entraînement bouddhiste, tous ces enseignements n’ont qu’un seul but : se tourner vers la nature de l’esprit, et ainsi nous libérer de la peur de la mort et nous aider à réaliser la vérité de la vie.
(…)Nous sommes épouvantés à l’idée de regarder en nous-mêmes, parce que notre culture ne nous a donné aucune idée de ce que nous allons y trouver. Nous pouvons même craindre que cette démarche ne nous mette en danger de folie. C’est là l’ultime et ingénieux stratagème de l’ego pour nous empêcher de découvrir notre vraie nature. (…)
Avec la connaissance vient la responsabilité. Parfois, lorsque la porte de la cellule s’ouvre, le prisonnier choisit de ne pas s’évader. (…)
Bien qu’en apparence notre société célèbre la valeur de la vie humaine et la liberté individuelle, elle nous traite en réalité comme des individus obsédés par le pouvoir, le sexe et l’argent, ayant constamment besoin d’être distraits de tout contact avec la mort ou avec la vie véritable. (…)
L’éveil, je l’ai dit, est une réalité. Qui que nous soyons, nous pouvons réaliser la nature de l’esprit et découvrir en nous-mêmes ce qui est immortel et éternellement pur, si nous bénéficions des circonstances appropriées et de l’entrainement adéquat.

Cinq – Ramener l’esprit en lui-même

Voici ce que réalisa le Bouddha : l’ignorance de notre vraie nature est la source de tous les tourments du samsara, et la source de cette ignorance elle-même est la tendance invétérée de notre esprit à la distraction. Mettre fin à cette distraction, c’est mettre fin au samsara lui-même. La solution, comprit le bouddha, était donc de ramener l’esprit à sa vraie nature par la pratique de la méditation. (…)
Apprendre à méditer est le plus grand don que vous puissiez vous accorder dans cette vie. En effet, seule la méditation vous permettra de partir à la découverte de votre vraie nature et de trouver ainsi la stabilité et l’assurance nécessaires pour vivre bien, et mourir bien. La méditation est la route qui mène vers l’éveil.

Dans l’enseignement du Bouddha, trois facteurs font toute la différence entre une méditation qui est seulement un moyen de détente, de paix et de félicité temporaires, et une médita- tion qui peut devenir une cause puissante d’éveil pour soi-même et autrui. Nous les qualifions de « bon au début », « bon au milieu » et « bon à la fin ». (…). Bon au début naît de la prise de conscience que la nature de bouddha est notre essence la plus secrète, ainsi que celle de tous les êtres sensibles.

« Par le pouvoir et la vérité de cette pratique,
Puissent tous les êtres obtenir le bonheur et les causes du bonheur; Puissent-ils être libres de la douleur et des causes de la douleur; (…) »

Bon au milieu est la disposition d’esprit avec laquelle nous pénétrons au cœur de la pratique. Elle est inspirée par la réa- lisation de la nature de l’esprit, d’où s’élèvent une attitude dénuée de saisie, libre de toute référence conceptuelle, et la prise de conscience que toute chose est intrinsèquement « vide », illusoire, chimérique.
Bon à la fin concerne la façon dont nous concluons la médi- tation. Nous dédions ses mérites et prions avec une réelle fer- veur : « Puisse tout mérite obtenu par cette pratique contribuer à l’éveil de tous (…). »

Toute la pratique de la méditation peut se résumer à ces trois points essentiels : ramener l’esprit en lui-même, le relâ- cher et se détendre.

Quand je médite, je suis toujours inspiré par ce poème de Nyoshul Khenpo :
Laissez reposer dans la grande paix naturelle
Cet esprit épuisé,
Battu sans relâche par le karma et les pensées névrotiques, Semblables à la fureur implacable des vagues qui déferlent Dans l’océan infini du samsara.

Demeurez dans la grande paix naturelle.
Soyez avant tout à l’aise, soyez aussi naturel et aussi spacieux que possible.

Écrire, écrire, ne jamais cesser. Cette nuit et toutes les nuits à venir.

Extrait d’un poéme d’Abdellatif Laâbi

« Écrire, écrire, ne jamais cesser. Cette nuit et toutes les nuits à venir. »

Écrire, écrire, ne jamais cesser. Cette nuit et toutes les nuits à venir. Quand je suis enfin face à moi-même et que je dois déposer mes bilans. (…)

Écrire.

Quand je m’arrête, ma voix devient toute drôle. Comme si des notes inconnues s’accrochaient à ses cordes, poussées par des tempêtes étranges, venues de toutes les zones où la vie et la mort se regardent et s’épient, deux fauves aux couleurs inédites, chacun tapi, prêt à bondir, lacérer, anéantir le principe qui fonde l’autre.

Écrire.

Je ne peux plus vivre qu’en m’arrachant de moi-même, qu’en arrachant de moi-même mes points de rupture et de suture, là où je sens davantage la déchirure, la collision, là où je me fragmente pour revivre dans d’incalculables ailleurs : terre, racines, arbres d’intensité, effervescence grenue à la face du soleil.

Écrire.

Quand l’indifférence s’évanouit. Quand tout me parle. Quand ma mémoire devient houleuse et que ses flots viennent se fracasser contre les rivages de mes yeux.

Je déchire l’amnésie, surgis armé et moissonneur implacable dans ce qui m’arrive, dans ce qui m’est arrivé. Doucement mon émoi. Doucement ma détresse de ce qui fuit. Doucement ma fureur d’être. (…)

Écrire.

Dois-je l’avouer. Je n’ai qu’une relative confiance en les mots, quand bien même je les tourne et les retourne dans tous les sens, les prononce à haute voix pour vérifier si le timbre n’en est pas fêlé, s’il ne s’est pas glissé dans le nombre quelques unités de mauvais aloi. Et quand je les enfile et ordonne, je dois me relire et me relire pour m’assurer encore que ce que j’ai écrit n’est ni ésotérique ni étranger à ce qui est recevable comme le fonds commun de nos peines et espérances. Écrire est une telle responsabilité. Et du moment que je l’assume (oh oui je l’assume), il n’est pas possible de biaiser, de se contenter de l’à-peu-près. Il faut pouvoir défendre chaque mot, chaque phrase, et si possible n’avoir rien à défendre, faire en sorte qu’ils s’adressent et s’imposent à la sensibilité de chacun comme ce crépitement familier de la pluie indispensable à la terre, comme ces fleurs innombrables et souvent étranges sans lesquelles le printemps avorte.

Mais doucement mon intransigeance. Doucement démon rationnel de la poésie.

Écrire, écrire, ne jamais cesser. Cette nuit et toutes les nuits à venir. Encore une nuit où je ne peux qu’écrire, me heurter à ce silence qui me nargue dans son idiome d’exil.

Les fêtes chrétiennes et la respiration de la terre Rudolf Steiner

p10
Nous allons aujourd’hui considérer ce cycle de la Terre comme une sorte de grande respiration qu’elle accomplit en une année face à son environnement cosmique. (…) Certes, ce n’est pas ici l’air qui est inspiré et expiré par la Terre, mais ce sont les forces à l’oeuvre par exemple dans la croissance du végétal, les forces qui au printemps font sortir les plantes de Terre, qui à l’automne se retirent à nouveau dans la Terre, qui font se faner les parties vertes des végétaux pour finalement stopper la croissance végétale. Ce n’est donc pas, je le répète, d’une respiration aérienne qu’il s’agit, mais de forces alternativement inspirées et expirées dont on peut se faire une représentation partielle si l’on considère la vie de la plante au cours d’une année.
Considérons d’abord le moment où la Terre se trouve, comme nous le disons, au solstice d’hiver, le dernier tiers du mois de décembre selon la division actuelle de l’année. Nous devons dans cette période, s’agissant de ce processus respiratoire, regarder la Terre comme nous regardons l’être humain lorsqu’il a inspiré l’air dans ses poumons, lorsqu’il a l’air en lui et qu’il élabore, lorsque par conséquent, il retient son souffle. La Terre a alors en elle-même les forces à propos desquelles j’emploie les termes d’inspiration et d’expiration. Elle les retient ces forces fin décembre. (…)
On peut dire qu’à ce moment de l’année la Terre retient son âme. Elle a entièrement aspiré son âme de la Terre. Fin décembre, elle retient toute son âme en elle-même. Elle l’a entièrement aspirée, de même que l’être humain, quand il a inspiré, retient l’air dans ses poumons. C’est le temps où l’on place à bon droit la naissance de Jésus, parce qu’alors la Terre est en quelque sorte en possession dans ses profondeurs de la plénitude de ses forces d’âme. En naissant à ce moment, Jésus naît d’une force terrestre qui porte en elle tout ce qui est l’âme de la Terre.

p12
A l’époque du Mystère du Golgotha, les initiés qui étaient encore, dirais-je, dignes de l’ancienne initiation, ont eu la compréhension profonde du lien qui unit la naissance de Jésus à ce moment où la Terre inspire, retient son souffle.
Ces initiés se sont exprimés à peu prés de la façon suivante : lorsque, dans les temps anciens où nos centres initiatiques se trouvaient au sein de la civilisation chaldéenne, au sein de la civilisation égyptienne, on voulait savoir, parlant de l’entité qui représente le sublime Etre solaire, ce que cet Etre solaire avait à dire aux hommes sur terre, on se faisait du langage de cet Etre sublime l’idée suivante : on n’observait pas directement la lumière solaire dans sa nature spirituelle, on l’observait telle quelle est réfléchie par la Lune. Levant les yeux vers la Lune, on voyait à l’aide du regard de l’ancienne clairvoyance, lorsque les flots de la lumière lunaire arrivaient, l’esprit de l’univers se révéler. Et le sens de cette révélation apparaissait sous une forme plutôt extérieure lorsqu’on
observait les configurations de la Lune et des étoiles fixes et les planètes.
C’est ainsi que dans les Mystères chaldéens, et spécialement dans les Mystères égyptiens, on observait de nuit la position des étoiles, notamment par rapport aux flots de la lumière lunaire. De même que les caractères inscrits sur le papier nous servent à comprendre ce que nous lisons, de même on regardait les positions respectives du Bélier et du Taureau par rapport à la lumière lunaire, et aussi celle de Vénus, celle du Soleil, etc. Et dans les relations des constellations et des étoiles entre elles, en particulier dans l’orientation que leur donnait la lumière de la Lune, on lisait ce que le ciel avait à dire à la Terre. On formulait cela avec des mots, et les anciens initiés cherchaient le sens de ce qui était ainsi formule. Ils cherchaient ce que l’être qu’on appela plus tard le Christ avait à dire à l’homme terrestre. Que pouvaient dire à la Terre les étoiles dans leur relation avec la Lune ? — c’était vers cela que ces anciens initiés portaient le regard.
Mais aux approches du Mystère du Golgotha, tous les Mystères furent le théâtre d’une profonde métamorphose touchant à la fois l’âme et l’esprit. Les ainés parmi ces initiés dirent à leurs disciples : Voici venir le temps où
désormais il ne faudra plus chercher le rapport entre les constellations et les flots de la lumière lunaire. A l’avenir, l’univers parlera autrement aux hommes sur terre. Il faut que la lumière du soleil soit observée directement. Nous devons détourner le regard de la connaissance spirituelle des manifestations de la Lune, et le tourner vers les manifestations du Soleil.
Ce qui fut a cette époque enseigné d’abord dans les centres de Mystères fit une impression profonde sur les hommes qui étaient encore des initiés de l’ancien temps à l’époque où s’accomplit le Mystère du Golgotha. Et c’est à ce point de vue qu’ils se placèrent pour juger de ce
Mystère. Ils se dirent : Il faut que dans le devenir de la Terre intervienne quelque chose qui puisse provoquer le passage de I’élément lunaire a l’élément solaire. — Et ainsi se révéla à eux le sens cosmique de la naissance de Jésus.
Cette naissance, ils la regardèrent comme un fait qui, émanant de la Terre, apportait aux hommes une impulsion nouvelle : faire désormais du Soleil lui-même — et non plus de la Lune — le régent universel des phénomènes célestes. Mais l’événement, se dirent-ils, doit être d’une nature particulière. Et cette nature particulière se révéla a eux à travers le fait suivant : ils commencèrent à comprendre le sens profond de ce qui se produit sur terre dans le dernier tiers du mois de décembre. Ils commencèrent à comprendre le sens de ce qui se passait au moment que nous appelons maintenant le temps de Noël. Ils se dirent : Tout doit être rapporté au Soleil.
Mais le Soleil ne peut exercer sa puissance sur terre que lorsque celle-ci a exhalé ses forces. Au moment de Noël, elle les a inspirées, elle retient son souffle. Lorsque Jésus vient au monde, c’est en un temps où la Terre en quelque sorte ne parle pas avec les cieux, où elle est avec tout son
être retirée en elle-même. Jésus nait en un temps où la Terre roule solitaire à travers espace cosmique, sans y envoyer sa respiration de telle sorte qu’alors la force du Soleil, la lumière du Soleil la pénétreraient de leurs ondes.

p96
Oui, nous devons même poursuivre ce chemin : nous devons faire entrer dans l’humaine nature ce qui autrefois était à l’extérieur. L’homme n’est plus aujourd’hui dans la situation où il suffit de développer en automne la connaissance de la nature, etc. Il est maintenant dans la situation où tout vient se centrer en lui-même, car c’est seulement ainsi qu’il peut déployer sa liberté. Mais il reste exact que la célébration des fêtes redevient nécessaire sous une forme métamorphosée. Si les fêtes d’autrefois étaient des dons divins faits aux êtres terrestres, si l’homme d’autrefois recevait directement lors des fêtes les dons des puissances divines, aujourd’hui, où l’homme a intériorisé ces facultés, la métamorphose des fêtes consiste en ce qu’elles sont des fêtes du souvenir. Si bien que l’homme inscrit dans son âme ce qu’il doit accomplir en lui-même.
(…)
Ce caractère de commémoration, une parole immense l’a déjà annoncé, une parole qui attire l’attention sur les fêtes d’autrefois, fête des dons, qui dans l’avenir deviendront ou devront devenir fêtes du souvenir. Cette paroles monumentale qui doit être le fondement de toutes les fêtes, et donc aussi de celles qui doivent naître, c’est : « Faites ceci en mémoire de moi ». Elle oriente la pensée des fêtes vers le pôle du souvenir.

L’ensemble du livre en PDF, en cliquant ici.

Guide du burn-out, comment l’éviter, comment en sortir – Anne Everard

Soyez bienveillant avec vous-même : vous étiez quelqu’un de formidable, c’est toujours le cas.

« Il faut du chaos en soi pour enfanter d’une nouvelle étoile dansante. » Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Préface
Je ne peux plus mener la vie agitée et stressée que je m’imposais auparavant. J’éprouve un grand besoin de calme, de lenteur et de simplicité. Certains de mes amis disent que je suis devenue fragile. Je leur réponds que je suis redevenue sensible et que ma sensibilité est une force, un garde-fou qui m’empêche de dépasser mes limites.
Le burn-out est une crise de vie. Et comme toutes les crises, il est l’occasion d’un choix (crisis en grec). Le choix de lâcher prise, d’arrêter la course folle dans laquelle on est engagé et d’enfin se poser, se déposer et se reposer. Le choix de comprendre que cet épuisement est un rappel de la vie en nous. Le choix de croire que l’on peut exister sans devoir renoncer à la paix, à la détente et à l’amour qui sont essentiels pour rester pleinement vivant. Le choix de s’accepter tel que l’on est, de s’aimer comme on est. Le choix de prendre soin de sa nature profonde et sensible. Le choix de vivre autrement, plus doucement et plus simplement. Le choix d’être patient, car il faut du temps pour que les réserves d’énergie se reconstituent, pour que de nouveaux désirs surgissent et pour que de nouvelles orientations se dessinent à l’horizon. Oui, il faut du temps. (…)

p20-21 « Quand le burn-out est là »
Le brunie est épuisé, physiquement, mentalement et émotionnellement. L’intensité du burn-out se mesure grâce à des questionnaires. Le premier a été construit en 1986 par Christina Maslach, professeur de psychologie à l’université de Berkeley (Californie), et est encore très utilisé, bien que d’autres aient été développés ces dernières années. Le burn-out est une maladie psychique qui, une fois déclarée, a de fortes répercussions physiques. Plusieurs organes vitaux peuvent être touchés. C’est tout le corps qui lâche. Comme le dit Olivia, l’un de nos témoins : « Le burn-out, c’est comme un tsunami. Quand la mère se retire, il reste tous les déchets à traiter. Il y a des trésors, mais il faut les trouver. »
(…)
L’une des caractéristiques commune à tous les burnies est qu’au bout du compte ils ne peuvent plus fonctionner comme auparavant et ressentent une très grande fatigue. Leurs batteries sont à plat, ils en ont trop fait. Ils se sont brûlés les ailes au soleil et c’est la chute.
Certains savent immédiatement qu’ils sont en burn-out. D’autres tentent de soigner leurs symptômes physiques sans admettre qu’en réalité ils n’en peuvent plus. D’autres encore ont du mal à reconnaître qu’il ne s’agit pas uniquement d’une grosse fatigue. Le burn-out fait penser à un barrage qui, soumis à une forte pression, cède de manière soudaine. Une brèche s’ouvre alors. Plus celle-ci est importante, plus le burn-out est sévère, et plus on est KO.

p27 « Ce que vous devez faire sans tarder »
Effectuer un check-up médical. Si vous êtes suivi par un bon médecin généraliste qui vous connaît bien, c’est parfait. Sinon, essayez de trouver rapidement un médecin qui possède déjà une expérience du burn-out. La maladie étant assez récente, tous les médecins ne sont pas nécessairement bien informés des différentes formes qu’elle peut revêtir. Vous avez besoin d’une bonne prise en charge médicale et que l’on fasse preuve de bienveillance et d’empathie à votre égard.
Tout arrêter pour vous reposer. Il paraît évident, lorsqu’on est complètement à bout, de tout arrêter et de se reposer. Dans la pratique, ce n’est pas aussi simple. Nous le verrons, les brunies sont souvent (hyper)actifs, enthousiastes, battants, idéalistes, et certainement perfectionnistes. S’arrêter est tout simplement contre leur nature. S’ils s’étaient écoutés, ils auraient levé le pied plus tôt et modifié certaines choses dans leur vie pour ne pas en arriver là. Je tiens à le dire haut-et-fort : il faut s’arrêter COM-PLE-TE-MENT ! tout arrêter. Se reposer.
Que se passe-t-il au début d’un burn-out ? La tête a dit trop longtemps : « il faut… il faut… il faut…. » Elle n’a pas écouté le corps qui disait : « s’il te plaît, pas si vite, pas autant, pas ça. » En fonction de l’intensité du burn-out, le corps et la tête sont plus ou moins complètement K.O., avec une grande fatigue physique, une hypersensibilité (on pleure pour un rien, on est en colère, on crie ou, à l’inverse, on ne ressent plus d’émotions) et une perte des capacités intellectuelles (difficulté de concentration, perte de mémoire). Mais notre instinct de survie, ou notre déni de la situation, font que nous voulons malgré tout y arriver. Nous ne nous avouons pas vaincus. Avec le peu d’énergie qu’il nous reste, nous aurions tendance à vouloir nous relever, repartir, continuer, recommencer, encore et encore : « Yes I can ! ». Eh bien non, au début du burn-out et pour un certain temps, chaque tentative de recommencer à vous agiter vous éloignera de la guérison.

p29 « Les causes du burn-out »
Pour le docteur Michel Delbrouck, « le burn-out se rencontre surtout chez la personne qui poursuit des idéaux élevés dans sa vie personnelle, familiale ou professionnelle. » (…)
p31
« Sur le lieu de travail, les facteurs aggravant le risque de burn-out sont généralement les suivants :
– une intensification du travail : plus d’information à traiter, un rythme de travail qui s’accélère, des économies de personnel ;
– la difficulté de travailler au calme : de plus en plus d’open spaces ou de smartworking (pas de bureau individuel attitré, on s’installe là où il y a de la place). On est dérangé en permanence dans son travail par les mails, le téléphone fixe et le téléphone portable, le bruit ou les questions des collègues.
– tout est devenu prioritaire, l’urgence est permanente ;
– les problème de management : excès ou insuffisance de directives ou de contrôles, manque de cohérence dans les décisions à appliquer, de stratégie à long terme (ce qui est prioritaire aujourd’hui est sans intérêt le lendemain), de reconnaissance, de respect, conflits de valeurs (entre celle du travailleur et celles de la hiérarchie ou des actionnaires), sentiment d’injustice, voire, dans les cas extrêmes, harcèlement ;
– les tâches répétitives : elles mènent au bore-out (un ennui tel qu’il épuise), dont les premières victimes sont les travailleurs peu qualifiés. (…)
– Hyperconnectivité (…)
p38
Les pertes de reconnaissance et de sens se produisent plus souvent que par le passé. Par ailleurs, il y a plus de pression à la rentabilité dans les entreprises, quitte à ce que la qualité des produits ou des services en souffre. C’est une logique d’actionnaires qui ne convient pas forcément aux travailleurs, car elle n’a pas de sens pour eux. Enfin, les cadres, soumis eux-même à une forte pression, ne sont pas nécessairement bien formés à motiver leurs équipes et à leur accorder une reconnaissance pourtant indispensable.
p42
Nous passons notre temps à faire des listes. Nos vies vont si vite et sont tellement remplies qu’il ne faut pas qu’un grain de sable vienne gripper la machine. L’arrivée d’un enfant, la maladie d’un parent, et nous craquons. Nous avons peut-être un peu oublié de lever le pied, de nous ressourcer. Nous avons simplement oublié d’être calme, de sentir ce qui est bon pour nous. Pour récupérer, pour nous reposer. Et corriger le tir tranquillement quand c’est nécessaire, et non dans l’urgence, alors qu’il est presque trop tard ou déjà trop tard.
p45
Le burn-out est un bug d’un ou de plusieurs systèmes : professionnel, familial, privé, individuel.

Le coaching va aider à comprendre, détourer, faire le tri… amener à la conscience.

Les causes sociétales
«La société moderne pousse-t-elle ses membres les plus enthousiastes à craquer ?  » C’est la question que s’est posée le philosophe Pascal Chabot dans son ouvrage Global Burn-out, qui est devenu une référence internationale.

« Malaise dû à l’excès, au stress, à la perte de sens, au diktat de la rentabilité, à la difficulté de porter des valeurs humanistes dans un système technocratique, il est le révélateur des aspects sombres de l’organisation contemporaine du travail. »(…)

« Cela a été un moment charnière car au lieu de me morfondre seule chez moi, à ruminer ma faiblesse et ma honte d’avoir craqué, j’ai compris que même si j’avais ma part de responsabilité, mon burn-out s’inscrivait dans une nouvelle dynamique de société qui m’avait emportée. »
Christina Maslach, professeur de psychologie à l’université de Berkeley (Californie), ne dit rien d’autre dans son livre  » Burn-out. Le syndrome d’épuisement professionnel », qui s’ouvre sur le texte suivant : « Aujourd’hui, le burn-out est en train de devenir une véritable épidémie dans de nombreux pays du globe. Nous ne sommes pas en cause, c’est le monde et la nature du travail qui ont fondamentalement changé. L’univers professionnel – que ce soit l’entreprise, l’hôpital, l’école ou d’autres services publics – est devenu froid, hostile et exigeant, tant sur le plan économique que psychologique. Les individus sont émotionnellement, physiquement et spirituellement épuisés. Les exigences liées au travail, à la famille et à tout le reste ont fini par éroder leur énergie et leur enthousiasme. »
p47
Pascal Chabot considère que l’être humain est toujours capable de s’adapter, mais il pose les questions suivantes : jusqu’où et pourquoi ? On sait que le manque de reconnaissance peut mener au burn-out, l’individu doute, « il se demande si son existence, si courte en somme, a pour vocation d’être tout entière au service d’une multinationale qui l’ignore, d’actionnaires qui le dédaignent. Il n’a plus foi en lui-même, mais il n’a surtout plus foi dans un système qui, pense-t-il, l’a méprisé. La foi en lui-même reviendra, on peut l’espérer. Mais la croyance dans le système est définitivement ébranlée. Le burn-out est toujours une remise en cause des valeurs dominantes : il génère de nouveaux athées du techno-capitalisme. » L’auteur conclut ainsi son analyse : « Le burn-out, cette incandescence du système qui se retourne contre l’individu, est le trouble contemporain. ce qui affecte certaines personnes consume aussi des parties de la Terre, épuisée elle aussi. Le burn-out est un déséquilibre et c’est pourquoi, sur le plan personnel comme au niveau plus global de nos sociétés, seule une réflexion sur l’équilibre pourra indiquer les issues viables. »
p48
Cette tendance naturelle à s’adapter, combinée au besoin de reconnaissance et à l’envie de tendre vers la perfection, peuvent mener l’individu à un grand épuisement lorsque la société lui en demande toujours davantage (voir HPI). Si une perte de sens vient se greffer – à quoi bon tous ces efforts ? – alors le burn-out peut éclater. Pour Herbert Freudenberger, « le feu intérieur, naguère source sacrée permettant le dépassement de soi, peut se transformer en feu dévastateur ».

p59 « Quand le corps lâche »
Le burn-out a toujours été précédé de signes annonciateurs. Parmi ceux-ci, citons certaines douleurs typiques : mal au dos; à la nuque, aux épaules, aux bras, à la tête, problèmes dentaires. C’est comme si, poussé à bout, le corps se mettait à dysfonctionner. Au point même de se rendre malade.
Il y a également les souffrances émotionnelles : manque d’enthousiasme, mal-être, irritabilité, cynisme, angoisse, insomnies, difficulté à gérer un fait anodin, se faire une montagne de tout.
Burn-out déclaré
Outre la fatigue physique, attendez-vous aussi à une grande fatigue émotionnelle (abattement, crise de larmes ou, inversement, absence totale d’émotion, comme si vous étiez devenu un robot…). Ne soyez pas étonné non plus de votre fatigue mentale : on perd généralement généralement la plus grande partie de ses moyens intellectuels et de sa mémoire. Sans parler de tous les nouveaux maux physiques qui peuvent apparaître à la suite de la décompensation du corps. Pas de panique, c’est très frustrant, on se sent encore plus amoindri, mais c’est temporaire. Au fur et à mesure de votre rétablissement, vous récupèrerez physiquement, mentalement et émotionnellement. (…)
Vous et votre entourage devez comprendre que l’intensité de l’épuisement physique n’a rien à voir avec une grosse fatigue. Vous êtes complètement consumé de l’intérieur. Vous êtes incapable de faire quoi que ce soit, même si c’est ce que votre tête souhaiterait. (…)
L’épuisement est de longue durée. Le burnie peut se reposer, dormir et dormir encore, la fatigue semble ne jamais diminuer. (…)
Ce qui est important, c’est de vérifier que le niveau en énergie remonte petit à petit et de manière régulière. Ce sera le baromètre de rétablissement. Pour y arriver le burnie doit absolument lâcher prise par rapport au temps qui passe. S’il s’accroche à l’idée de se rétablir rapidement, il risque de ne pas trouver les ressources nécessaires, tant la pression qu’il s’inflige est forte. Ce n’est plus à la tête de décider du rythme, il faut laisser faire le corps au rythme qui est le sien aujourd’hui.

p77
Priorité n°1 : rétablir votre énergie
S’il y a une leçon à retenir pour se rétablir d’un burn-out, c’est celle-ci : il est indispensable de remplir presque complètement son fût d’énergie – en puisant le moins possible dedans – avant de pouvoir redémarrer. Tant qu’on ne l’a pas compris, on va de rechute en rechute, de frustration en frustration. C’est peut-être la plus importante des priorités : elle prend du temps et demande de la sagesse, mais si vous la respectez, vous remonterez la pente, lentement mais sûrement – et sans rechute. Ensuite, restez vigilant et gardez toujours votre fût d’énergie bien rempli. Se mettre en mode survie. Ce mode survie signifie que l’on va faire uniquement le strict minimum et, pour le reste, se reposer et ne rien faire. Rien.
Les vertus de la sieste. La sieste est merveilleuse pour récupérer un peu d’énergie qui vous servira soit à finir la journée sans craquer, soit à remplir votre fût. C’est également un moment de calme, idéal pour vous reconnecter à vous-même. N’ayez surtout pas mauvaise conscience, n’oubliez pas que vous êtes en convalescence et que tout ce qui peut aider à votre guérison est important. Sachez que parmi les adeptes de la sieste, on trouve Chruchill, Obama, Einsein, Dali.
Souvenez-vous : le burn-out est la maladie du « trop » et du « pas juste ». Prendre conscience qu’il faut changer des choses dans son mental et dans sa vie est déjà un pas vers la guérison —> Lâcher certaines de nos valeurs, habitudes et convictions : pas facile mais indispensable (travail en coaching).
La théorie des petites cuillères : outil qui permet de gérer son fût d’énergie.

p91
Priorité n°2 : vous faire aider
Vous avez toujours mené votre vie tambour battant, sans demander beaucoup d’aide. Aujourd’hui vous êtes K.0., mais attention à ne pas rester trop isolé, à ne pas ruminer seul vos émotions difficiles et toutes les questions qui ne manquent pas de survenir. Des gens peuvent vous aider, des spécialistes et d’autres burnies.
(…)Ce qui est important dans le choix d’un thérapeute, c’est que vous vous sentiez bien avec lui. Dans la vie de tous les jours, vous n’avez pas des affinités avec tout le monde : c’est la même chose avec les thérapeutes. Si vous n’avez pas un bon feeling lors du premier rendez-vous, n’hésitez pas à consulter un autre thérapeute. Vous allez passer de nombreuses séances à parler de choses très personnelles, il est important que vous soyez en confiance.

p103 
Il faut aussi lâcher prise mentalement et émotionnellement : cela veut dire reconnaître que l’on a fait des choix pour soi-même qui n’étaient pas forcément les bons ou qui ne le sont plus aujourd’hui, être prêt à se créer un univers différent. 
Ce lent processus de transformation et de guérison vous fera passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il se fait malheureusement souvent avec une part de douleur et de tristesse. Il y a aussi une perte de sens importante : ce qui semblait compter pour vous s’avère ne plus être juste, être partiellement erroné et finalement toxique. Ce n’est pas facile à digérer.
Un peu comme un deuil, avec ses étapes

p111 Les émotions du burn-out
L’acceptation de ces émotions fait partie du processus de guérison.
La honte
Le burnie ressent une grande honte d’avoir craqué. Lui qui pensait être fort et dynamique révèle au monde entier sa vulnérabilité. Mais la honte n’est pas nécessaire et ne fait souffrir que le burnie lui-même. (…)
Je vous invite vraiment à parler de votre maladie autour de vous. Cela diminuera le poids de votre honte et facilitera le processus de guérison.
La culpabilité
Arriver à s’autoriser à faire des choses pour soi-même, se faire plaisir et ne pas être nécessairement dans l’utile est l’un des points clés du burn-out.
La colère
Il faut digérer cette colère, faire le deuil des événement passés.
La frustration et le découragement
La tête aimerait tellement repartir, mais le corps s’obstine et refuse d’écouter. La frustration est grande, suivie aussi de découragement, voire de tristesse face à cette incapacité à se remettre en route.

p155 « Disposer de temps est la plus précieuse de toutes les richesses du monde. » Socrate
Presque 100% des burnies pensent que leur convalescence sera plus rapide que celle des autres. c’est assez logique, les brunies ayant généralement été des gens entreprenants, énergiques et pleins de projets.

p159
Priorité n°3 : introduire les changements
Le burn-out étant la maladie du « trop » et du « pas juste », sa guérison passe par en faire « moins » et « autrement ».Qui dit burn-out dit donc changement. Le premier, radical, aura été de s’arrêter et de se reposer. Petit à petit, votre tête se mettra en veilleuse et arrêtera de repasser tout ce qu’elle doit faire. Le calme peut revenir.
(…)
Quand vous serez moins fatigué, vous pourrez commencer à dresser le tableau de ce qui a contribué à votre épuisement. Mettez sur le papier ce qui vous a stressé et coûté de l’énergie. Revoyez la chronologie des événements des derniers mois ou des dernières années en vous posant les questions suivantes : quand avez-vous commencé à en faire trop ? A quel moment un stress de plus est-il venu se rajouter qui a fait déborder le vase ? Quelque chose a-t-il changé dans votre vie professionnelle ou privée ?

Vous allez devoir vous réconcilier sérieusement avec votre corps et vous reconnecter à vous-même. Vous vous êtes laissé envahir par les autres ? Vous avez fait plus pour eux que pour vous ? Il s’agit maintenant de vous replacer au centre de votre vie et de lâcher certaines croyances. N’oubliez pas qu’aucun médicament ne peut vous guérir d’un burn-out : vous êtes votre meilleur remède pour remonter la pente. Apprenez à vous écouter, à vous respecter. Allez c’est parti pour un beau voyage !

p160
Votre corps est votre meilleur ami.
Vous avez l’impression que votre corps vous a lâché, mais c’est tout le contraire. Il est véritablement votre meilleur ami. En faisant sauter ses plombs, il vous a probablement sauvé la vie. (…)Vous étiez déconnecté de votre corps, vous n’avez pas su écouter les signes annonciateurs , c’est le moment de vous reconnecter doucement à lui.
Cela doit être doux et agréable. On ne doit pas être dans la performance, mais uniquement dans la bienveillance.
Respirez
Ca calme quand on est stressé, mais cela va aussi vous ancrer là où vous êtes maintenant, pas dans vos pensées, mais ici et maintenant, connecté à votre corps.
Marchez
Les jours où vous le pourrez, sortez marcher, même quelques minutes seulement, si vous ne pouvez pas davantage. « Si tu n’arrives pas à penser, marche. Si tu penses trop, marche. Si tu penses mal, marche encore », disait Jean Giono.
Prenez des bains
Massez-vous
Reposez-vous et faites-vous plaisir
Si vous avez pris un bain ou une douche, reposez-vous. Si vous avez mis un machine en route, reposez-vous. Si vous êtes allé dehors, reposez-vous. Si vous avez un partenaire ou des enfants qui rentrent le soir, reposez-vous avant leur arrivée.
Faites un body scan
Méditation (parfois difficile)
Yoga
Qi Gong
Taiji
Art-thérapie
Pour la majorité des burnies, faire du sport est impossible. Tant que l’on est fatigué, cela coûte plus d’énergie que cela n’en apporte. Il s’agit avant tout de remplis sont fût d’énergie.
Au fur et à mesure que vous réintroduirez des activités dans votre vie, soyez vraiment à l’écoute de votre corps, il est votre plus sûr allié.

p174
Alimentation et hygiène de vie
Mens sana in corpore sano, « un esprit sain dans un corps sain. »
Vous pouvez contribuer au retour de votre énergie en adoptant une alimentation et une hygiène de vie basées sur quelques principes simples.
Se remettre au centre de sa vie
Apprendre à dire non
Il n’est pas facile de résister aux tentations de l’ego, toujours prêt à répondre aux attentes des uns et des autres sans aucun discernement, dans le seul but d’être aimé. Etre capable de dire non, quelle libération ! » Thierry Janssen
(…) C’est le plus beau cadeau du burn-out : il vous force à vous asseoir, à faire le point, à garder ce qui est bon et à jeter ce qui ne l’est plus. Comme l’écrivait André Gide dans Les Nourritures terrestres « choisir, c’est renoncer ».
Exercice : Prenez quelques instants tous les soirs pour réfléchir à votre journée : vous a-t-elle apporté de l’énergie ? Qu’est-ce qui vous a fait plaisir ? Avez-vous fait quelque chose que vous ne referiez pas ? Etiez-vous bien au centre de votre vie et la personne la plus importante ?Je le répète, cela ne fera pas de vous un monstre d’égoÏsme, juste quelqu’un d’heureux et de rayonnant.
Ramener du plaisir dans sa vie
Profitez des plaisirs de la vie. Tous les jours, prenez conscience de toutes ces petites choses qui vous rendent heureux. Elles sont différentes pour chacun d’entre nous, cherchez-les, trouvez-les.

p187
Préparer la reprise du travail
Travailler oui, mais autrement

p199
« Qui n’est jamais tombé n’a pas une juste idée de l’effort à faire pour se tenir debout. » Eduard Douwes Dekker (dit Multatuli).
Comme pour la dépression, le risque de rechute en sera écarté que dans la mesure où le problème qui est en cause aura été, sinon totalement, du moins en grande partie, solutionné ». La rechute est toujours bien pire que le premier burn-out. Il vous faut l’éviter comme la peste.

p207
Reviendrai-je un jour comme avant ?
« La vie, c’est comme porter un message que t’aurait confié l’enfant que tu as été un jour, au vieillard que tu seras. Et il faut faire en sorte que le message ne se perde pas en route. Et parfois, tu travailles tellement, pour t’acheter plein de trucs, et tu ne vois plus le mendiant, tu ne vois plus les choses simples. C’est comme si tu avais perdu le message de l’enfant. » Yann-Arthus Bertrand Human

Pendant leur processus de rétablissement, les burnies se demandent secrètement s’ils seront un jour de nouveau « comme avant ». Les burnies ont-ils redécouvert une part de merveilleux ? Le burn-out a-t-il été une chance de reprendre leur vie en main et de repartir du bon pied ? Le phénix renaît-il de ses cendres ?
Non, vous ne serez plus comme avant. Si vous avez bien intégré les différentes étapes de la guérison, que vous ne risquez pas la rechute, alors votre vie sera bien meilleure, vous ferez plus avec moins. Vous serez plus calme, vous irez moins vite, mais vous profiterez mieux de chaque instant de la vie.

Un bruit de balançoire – Christian Bobin

Mère,

comment as-tu formé ma tête dans le secret de tes entrailles ? Comment, par quels songes jamais dits, as-tu modelé mon cerveau de façon à ce qu’un jour une phrase m’affole et me détourne de mes projets ?

Nos projets sont un labyrinthe de verre avec des traces de doigts sur les portes : le palais des glaces à la foire. Nous n’y entrons que pour chercher la sortie.

Je pensais ce soir faire du courrier et me voilà perdu dans la forêt de Compiègne. Je rangeais mes livres. Ils ont leur vie sauvage. J’ai un carton plein de Nerval. Je voulais y mettre une vieille édition jaune d’or décoloré. Je n’aurais pas dû m’asseoir. Je me suis assis, j’ai relu le chapitre IV de Promenades et Souvenirs. J’ai entendu le piège se refermer sur moi, au bruit sec d’une phrase – le même qu’entend le renard quand une de ses pattes vient d’être prise dans une mâchoire de fer. Il n’en sortira pas. Seul un nouvel amour a cette emprise. Il mourra sur place ou il lui faudra s’amputer de la patte captive. La phrase, je la recopie et c’est un délice de peindre la prison où je suis entré dans savoir, réentendre le claquement des mâchoires de l’encre, l’impossible guérison d’une plaie si belle : « Ce n’est pas un accident rare qu’un cheval échappé à travers une forêt. Et cependant je n’ai guère d’autre titre à l’existence. » Le grand-père de Nerval, quand il était jeune homme, avait la garde de ce cheval. Un jour, il s’est assis au bord de l’eau, rêveur. Quand il s’est retourné, le cheval avait disparu dans la forêt de Compiègne. Grondé par son père, le jeune homme avait fuit sa famille, était parti vivre ailleurs, loin, où il avait trouvé sa future épouse : la mère de Nerval était née de cette union, de cette fugue, de cette bête soudain invisible, de cette rêverie au bord de l’eau sur laquelle du ciel et des nuages venaient prendre conscience d’eaux-mêmes. Je vois ce cheval. J’entends son galop depuis la prison bienheureuse de ma lecture. La voix si douce de Nerval déchire mon coeur comme du papier : « je n’ai guère d’autre titre à l’existence. »

Il faut une force terrible pour supporter de lire un seul poème. Aller au-devant d’une phrase comme au-devant de sa propre mort. Accepter de n’être protégé par rien et recevoir le coup de grâce d’une parole claire en son obscurité.

Simplement dire la brièveté de l’éternel, très simplement et c’est le coeur qui s’affole comme une petite bête sauvage quand l’épervier fond sur elle.

Le cheval du songe m’a jeté bas, mère. Ma tête a éclaté. Je ferai ce courrier et demain, j’irai chercher du pain mais ce ne sera que la promenade du prisonnier. Le cheval des poètes est sans cavalier. Il court sur les espaces gelés du monde, assez vite pour que son poids ne fasse jamais céder la glace. Le paradis est cette course, mère. C’est ma plus belle vie, écrire. D’ailleurs « je n’ai guère d’autre titre à l’existence ».
Vieil escalier,

si le monde n’est que muraille, cette muraille a des lézardes, des fissures par lesquelles quelque chose passe qui n’a guère de nom, et c’est tant mieux.

Vieil escalier de la cour,

tu étais cette falaise de ciment sur laquelle l’océan de mon enfance venait battre. Je m’asseyais pour lire sur la troisième marche. J’ai tellement rêvé dans ta compagnie, assis sur ton échine préhistorique. Ta peau grise m’était la plus vive des couleurs. Si je trouve du charme à des lieux déshérités, c’est à toi que je le dois, à tes marches qui tournaient sans bruit, montaient loin dans le ciel – jusqu’aux neiges du mon Fuji.

J’entends les premières notes de Bach tomber sur mon coeur comme les morts entendent les premières gouttes de pluie sur leur tombe.

J’ai du courrier à faire. Il est important, c’est pourquoi je ne le ferai pas. Ces enveloppes dites « à fenêtre » – leur fenêtre n’ouvre sur rien. Je rassemble mes années autour de moi pour avoir plus de force. Il en faut pour ne rien faire. Le diable des modernes a décidé que nous serions tous, toujours, très occupés.

Dans le pré, un papillon brutal dans ses errances. Ses ailes claquent comme un livre qu’on ferme.

Lire quand on est enfant, c’est quitter sa famille et devenir jeune mendiant, tendre la main aux prises de passage. C’est aller en Sibérie, avec loups et cris de neige, si loin que votre mère ne vous retrouvera plus en criant « à table » dans le désert, loin, très loin du petit contemplatif aux yeux brun-vert gelés comme un lac.

La lecture est un billet d’absence, une sortie du monde.

Je m’assieds sur la troisième marche cimentée de ton coeur.

« Christian ne viendra pas ce soir. Il rêve. »

Cher messager,

je vous ai vu sortir des tranchées de l’invisibles seul, d’un pas lent, traversant les brumes d’un songe. Votre âme était devenue votre corps. Un saint sans signe disctinctif, si ce n’est une galette de vinyle tournant autour de sa tête.

Votre manière de traverser les pièces de votre maison de bois en prenant soin de ne renverser aucun ange. Vos mains qui n’en finissent pas de tâter le velours d’un silence, avant d’y découper une musique. Votre barbe qui descend de la montagne de votre crâne et vos yeux qui se moquent de vous-même. Vous n’avez aucune prétention. C’est votre point commun avec le vent qui ne trouve rien indigne de son contact – orties ou feuilles d’or.

Je vous ai vu annoter au crayon une partition géante comme un livre d’enfant.

Votre musique – une des dernières chances données à la pensée de vivre.

Jouez doucement, plus doucement, dites-vous au chef d’orchestre. Ma musique vient d’un autre monde. Vous avez raison mais ce n’est pas seulement votre musique, c’est vous-même, votre squelette de cristal, vos mains en vois d’épicéa et votre humour qui venez d’un autre monde. Bach faisait de la musique un palais pour l’âme. Nous avons tout mis à bas. Ce qui nous sauve, ce sont les ruines de nos antiques confiances. Le radicalement simple. La vitre d’un silence rayée d’une note : tout peut être recomposé à partir de là.

Je suis un misérable, savez-vous, car il n’est pas possible d’être humain sans être misérable. Je bricole, je patauge. Enfin pas moi : mon âme, qui est bien plus que moi. Elle n’en finit pas de déchiffrer les psaumes du bouleau et les contes des nuages. Le misérable que je suis fait ce qu’il peut de ses jours. Un incendie de poème. Le rire d’une éternelle vêtue d’un jean et d’une veste en cuir sur les chemins de l’Isère. Et vous, chez messager, né en Estonie, apportant Dieu dans le paquetage de votre naissance, composant des chefs-d’oeuvre qui font vieillir tous les chefs-d’oeuvre et ne ressemblent à rien sinon à la dactylographie de la pluie sur un toit de tôle ondulée.

Mon père, c’était très difficile de lui faire un cadeau d’anniversaire. Quand on lui demandait ce qu’il voulait, il répondait : rien.. C’est difficile de trouver rien. C’est hors de prix, loin du monde. C’est le cadeau que me fait votre musique et déjà votre manière de vous asseoir au fond d’une église, à la place des pauvres, pour entendre jouer une de vos oeuvres.

Il y a une luminosité de l’effacement. Si je me penche sur un bouton-d’or luisant de rosée, je vois le bol de mendicité de Ryokan. Si j’écoute Tabula rasa, l’oeuvre où votre âme pour la première fois sort à l’air libre, j’entends un effondrement du monde dans l’ouverture du deuxième mouvement. Quand la poussière retombe, on voit ce que voient les morts quand leurs invités sont partis et qu’ils restent seuls sous la voûte d’un silence. Ce silence est plus illuminé qu’un amour.

Je reviens à cette lettre. J’en étais sorti pour aller vérifier quelque chose dans la chambre, à cinq mètres de cette pièce. Un appareil diffusait votre Alina. De loin, à travers un mur, cotre piano sonnait comme une horloge comtoise – quelque chose d’abandonné et de lancinant. Je n’aurais pas été étonné en revenant vers cette lettre de découvrir dans la pièce un orphelin à son piano, voire un nuage en suspension au-dessus de la table de chêne.

Lorsque j’écoute à bas bruit les premières notes de l’Art de la fugue de Bach, je vous découvre plusieurs siècles avant votre naissance – l’enfant caché dans un intervalle, retenant son souffle et comptant les étoiles sur le bout des doigts.

Votre Te deum survole en bombardier la table du salon. Des bombes de silence éclatent. Une libération commence. Je reconnais votre ton entre mille, dès la première note descendue sur terre. Tiens, voilà quelqu’un qui m’aide à respirer comme font les arbres ou les nuages. Voilà mon frère. Des anges crient dans la lande. Une rafale d’amour les plaque au sol. Je crois que c’est ça, le paradis : une intelligence luisant comme une poignée de sel jetée dans l’air, une douceur farouche et une empathie avec les enfers.

J’entends dans votre musique quelqu’un qui appelle. Je connais ce quelqu’un. Il porte mon nom. Mais comme il est loin, terriblement loin !

La procrastination – John Perry

L’art de reporter au lendemain

  1. Le paradoxe du procrastinateur
  2. La procrastination, oui, mais structurée
    Texte publié sous forme d’essai par John Perry avant la publication du livre
  1. Procrastination et perfectionnisme
    Ne me définissant pas moi-même comme un perfectionniste, j’ai mis longtemps à saisir le lien entre procrastination et perfectionnisme.
    Souvent les procrastinateurs ne savent pas qu’ils sont perfectionnistes pour la bonne raison qu’ils n’ont jamais rien accompli de parfait. (…)
    Le perfectionnisme dont il est question ici, est purement fantasmatique, sans aucun rapport avec la réalité.
    Qu’est-ce que le perfectionnisme ? Il s’agit moins de fournir un travail parfait que de prendre prétexte de travaux en cours pour alimenter ses fantasmes de perfection.
    En quoi le fantasme de perfection est-il propice à la procrastination ? Tout simplement parce qu’il n’est pas simple de faire les choses à la perfection. (…)
    A force de procrastiner, j’ai fini par m’autoriser à rendre un travail loin de la perfection pour m’acquitter de cette mission qui, de toute façon, ne demandait pas un travail parfait. Tant que l’échéance reste lointaine, j’ai encore le temps d’aller à la bibliothèque ou de passer une soirée à rédiger un rapport détaillé, érudit et parfait. Mais à mesure que la date limite approche, voire, qu’elle est dépassée, je n’ai plus le temps de fournir un travail parfait. Je dois donc me résoudre à fournir un travail imparfait mais acceptable. Les fantasmes de perfection font place aux fantasmes d’échec. Et c’est ainsi que je me mets enfin au travail. (…)
    Tout de même, ne pourrait-on pas faire mieux ?
    Je m’autorise à fournir un travail imparfait dès maintenant, sans avoir passé le délai. Autant s’y mettre tout de suite (ou allez… dès demain !).
  2. Les listes de choses à faire
    Si vous pratiquez la procrastination structurée, vous avez sans doute une liste de choses à accomplir dans les jours, les semaines, les mois ou les années à venir. En tête de liste figure une tâche qui vous semble ultra-importante mais qui, au fond, ne l’est pas tant que ça, et qui vous motive à accomplir des choses à priori moins importantes. C’est ce que j’appelle votre liste de priorités. Il s’agit d’un agenda à long terme : les projets qu’il recense vous prendront une journée, une semaine, un mois ou une vie entière, si jamais vous avez l’ambition d’apprendre à parler le chinois couramment. (…)
    Il est impératif d’établir cette liste à l’avance, de préférence la veille au soir, et de la poser aussitôt sur votre table de chevet. Avant de vous endormir, pensez aux grandes choses que vous allez accomplir dès le lendemain matin. N’attendez pas que le réveil sonne pour penser à votre programme du jour.
  3. Du rythme (travailler en musique)
  4. Le procrastinateur et l’ordinateur
    Chaque jour, je reçois d’innombrables messages électroniques sur ma messagerie Gmail. Celle-ci est équipée d’un filtre anti-spam efficace et me permet d’archiver le courrier non lu dans des dossiers que je me promets d’ouvrir quand je serai d’humeur à procrastiner (comptes rendus de séances parlementaires, newsletters de groupes écologistes, PV de réunions du Rotary Club…). Le reste s’accumule dans la boîte de réception. Je traite la plupart des messages le jour même, mais certains échappent à mon attention. Périodiquement, quand leur nombre approche la centaine, je m’attaque aux messages auxquels je n’ai pas encore répondu. (…)
    J’ai élaboré un stratagème imparable quand je me connecte sur Internet et que je suis fatalement soumis à la tentation de surfer. Je n’ouvre une session qu’à condition d’être certain qu’un événement viendra m’interrompre et me tirer de cet engrenage. Je me connecte seulement quand mon estomac commence à gargouiller, que je suis presque sûr que ma femme va surgir pour me charger d’une mission urgente ou que je sens déjà les premiers signes d’une rupture de la vessie. (…). En cas de force majeure, programmez votre réveil pour qu’il vous rappelle à l’ordre au bout d’une heure. Votre connaissance du Tadjikistan restera lacunaire : c’est bien dommage.
  5. Pour une organisation horizontale
    Le fait est avéré : je suis un organisateur horizontal. J’aime que les projets sur lesquels je suis en train de travailler s’étalent devant moi, sur une surface plane, d’où ils pourront m’interpeller et me faire signe. Si je range des documents dans une chemise, ils disparaissent à tout jamais. Non, que je sois incapable de les retrouver, mais parce que je renonce tout simplement à les chercher. Je suis fondamentalement incapable d’ouvrir un placard pour en extraire un projet inachevé et me remettre à travailler dessus.
  6. Travail d’équipes
    Pour surmonter votre tendance à la procrastination, le meilleur moyen consiste à s’entourer de coéquipiers qui ne soient pas, eux aussi, des procrastinateurs. Ces gens-là sont encore plus efficaces qu’un radio-réveil, même s’ils sont parfois plus difficiles à désactiver. J’ai souvent eu l’occasion de travailler avec des non-procrastinateurs et, dans l’ensemble, ces collaborations ont été fructueuses.
    (…)
    En s’entourant de collaborateurs qui ne procrastinent pas, tout comme en programmant un réveil, la décision de se mettre au travail échappe à votre bon vouloir. L’inconvénient, c’est qu’on finit par travailler d’arrache-pied.
  7. Bénéfices secondaires
    Les brutes épaisses se félicitent de leur virilité ; les pédants compulsifs mettent un point d’honneur à ergoter ; les égoïstes et les mesquins se font une joie d’aider le marché à récompenser le succès et punir l’échec, etc…
    Camarades procrastinateurs, gardez-vous bien de tomber dans le piège ! La procrastination est un vilain défaut, non une vertu qui s’ignore. Il ne s’agit pas d’élaborer une philosophie qui fasse passer les procrastinateurs pour des héros (même si cet exercice peut être amusant). Je veux simplement montrer que la procrastination n’est pas le pire des défauts : elle ne nous empêche pas d’être productif.
  8. Le procrastinateur est-il forcément un boulet ?
    La procrastination la plus exaspérante pour les autres consiste à leur montrer que vous échappez à leur emprise. (…)
    Les procrastinateurs structurés sont d’un naturel humble, ils se sentent coupables à l’idée de gêner les autres. (…). Je dirais donc que les procrastinateurs arrogants et les procrastinateurs structurés appartiennent à des sous-espèces différentes.
  9. Philosophie et procrastination
  10. En guise de conclusion. Méditations métaphysiques et morales
    On se trompe souvent sur la meilleure façon d’employer son temps. Mais, en fin de compte, ils s’avère parfois plus productif de rêvasser sur une improbable émission de radio (réalisée par l’auteur du livre) que de terminer des articles, comptes rendus et rapports – qui les lira ? – sur lesquels vous auriez dû travailler. Le procrastinateur structuré n’est sans doute pas l’homme le plus efficace du monde mais, en laissant libre cours à ses idées et à ses énergies, il parvient à accomplir toutes sortes de choses à côté desquelles il serait passé s’il s’était astreint à un régime plus contraignant. Félicitez-vous de ce que vous avez réalisé. Sachez utiliser les listes de choses à faire, les réveils et autres moyens de vous servir de votre environnement. Mettez en oeuvre des collaborations qui vous éviteront de n’avoir jamais rien accompli. Et surtout, profitez de la vie.

21 leçons pour le XXIè siècle de Yuval Noah HARARI – EDUCATION

RESILIENCE
Comment vivre en un temps de perplexité, quand les vieux récits se sont effondrés, et qu’aucun nouveau récit n’est encore apparu pour les remplacer

EDUCATION (leçon 19)

La seule constante est le changement(…) donner plus d’information à ses élèves est la dernière chose qu’ait besoin de faire un enseignant. Ils en ont déjà beaucoup trop. Il leur plutôt apprendre à en dégager le sens, à distinguer l’important de l’insignifiant, et surtout à associer les multiples bribes d’informations en une vision d’ensemble du monde.

La pression monte
Que devrions-nous donc enseigner ? De nombreux spécialistes de pédagogie affirment que les écoles devraient passer à l’enseignement des « quatre C » : pensée critique, communication, collaboration et créativité. Plus généralement, l’école devrait minimiser l’importances des compétences techniques pour privilégier les compétences générales nécessaires dans la vie courante. La plus importante de tout sera la capacité d’affronter le changement , d’apprendre des choses nouvelles et de préserver notre équilibre mental dans des situations peu familières. Pour être à la hauteur du monde de 2050, il faudra non seulement inventer des idées et des produits et avant tout se réinventer sans cesse.

Hacker les humains
La technologie n’est pas mauvaise en soi. Si vous savez ce que vous voulez dans la vie, elle peut vous aider à l’obtenir. Si vous ne le savez pas, ce sera un jeu d’enfant pour elle de façonner vos objectifs à votre place et de prendre le contrôle de votre existence. La technologie parvenant à mieux comprendre les humains, vous pourriez vous retrouver de plus en plus à son service au lieu d’être servi par elle. Avez-vous vu ces zombies qui écument les rues, le visage collé à leur smartphone ? A votre avis, est-ce eux qui dominent la technologie, ou la technologie qui les domine ?
(…)
Il vous faudra consentir de gros efforts pour mieux connaître votre système opératoire. Savoir qui vous êtes et ce que vous attendez de la vie. C’est bien entendu le plus vieux conseil du monde : connais-toi toi-même. Depuis des milliers d’années, philosophes et prophètes pressent les gens de se connaître, mais ce conseil n’a jamais été plus impérieux qu’au XXIè siècle par ce que la concurrence est autrement plus sérieuse aujourd’hui qu’au temps de Lao-tseu ou de Socrate. Coca-cola, Amazon, Baidu et l’Etat sont tous engagés dans une course pour vous hacker, vous pirater. Pa uniquement votre smartphone ou votre compte en banque, mais vous-même et votre système opératoire organique.

La transmission comme art d’accoucher les esprits – « Théétète ou de la Science » Platon

SOCRATE : Tu éprouves, mon cher Théétète, les douleurs de l’enfantement. En vérité, ton âme est grosse.

THÉÉTÈTE : Je n’en sais rien, Socrate ; mais je t’ai dit tout ce qui se passe en moi.

SOCRATE : Peut-être ignores-tu encore, pauvre innocent, que je suis fils d’une sage-femme habile et renommée ?

THÉÉTÈTE : Je l’ai ouï dire.

SOCRATE : T’a-t-on dit aussi que j’exerce la même profession ?

THÉÉTÈTE : Jamais.

SOCRATE : Sache donc que rien n’est plus vrai. […] C’est donc là l’office des sages-femmes. Ma tâche est plus importante. En effet, il n’arrive point aux femmes d’enfanter tantôt des êtres véritables, tantôt de simples apparences ; distinction qui serait fort difficile à faire. Car, s’il en était ainsi, le triomphe de l’art pour une sage-femme serait alors, n’est-il pas vrai, de savoir distinguer ce qui est vrai en ce genre d’avec ce qui ne l’est pas ?

THÉÉTÈTE : Je le pense aussi.

SOCRATE : Eh bien, le métier que je pratique est en tous points le même, à cela près que j’aide à la délivrance des hommes, et non pas des femmes, et que je soigne, non les corps, mais les âmes en mal d’enfant. Mais ce qu’il y a de plus admirable dans mon art, c’est qu’il peut discerner si l’âme d’un jeune homme va produire un être chimérique, ou porter un fruit véritable. J’ai d’ailleurs cela de commun avec les sages-femmes, que par moi-même je n’enfante rien, en fait de sagesse ; et quant au reproche que m’ont fait bien des gens, que je suis toujours disposé à interroger les autres, et que jamais moi-même je ne réponds à rien, parce que je ne sais jamais rien de bon à répondre, ce reproche n’est pas sans fondement. La raison en est que le dieu me fait une loi d’aider les autres à produire, et m’empêche de rien produire moi-même. De là vient que je ne puis compter pour un sage, et que je n’ai rien à montrer qui soit une production de mon âme ; au lieu que ceux qui m’approchent, fort ignorants d’abord pour la plupart, font, si le dieu les assiste, à mesure qu’ils me fréquentent, des progrès merveilleux qui les étonnent ainsi que les autres. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils n’ont jamais rien appris de moi ; mais ils trouvent d’eux-mêmes et en eux-mêmes toutes sortes de belles choses dont ils se mettent en possession ; et le dieu et moi, nous n’avons fait auprès d’eux qu’un service de sage-femme. […] Essaie donc de nouveau, Théétète, de me dire en quoi consiste la science. Et ne m’allègue point que cela passe tes forces ; si Dieu le veut, et si tu y mets de la constance, tu en viendras à bout.

THÉÉTÈTE : Après de tels encouragements de ta part, Socrate, il serait honteux de ne pas faire tous ses efforts pour dire ce qu’on a dans l’esprit. Il me paraît donc que celui qui sait une chose sent ce qu’il sait, et, autant que j’en puis juger en ce moment, la science n’est autre chose que la sensation.