N’oublie pas les chevaux écumants du passé – Christiane Singer

A nouveau dans ce livre, je disparais. Dans la beauté des mots, dans la vérité implicite ici livrée, en résonance, quelque part, poétiquement avec les constellations familiales.

P11
Tuer la mémoire, c’est tuer l’homme.
Lorsque nous confondons le passé avec ses désastres et ses faillites, sa poussière et ses ruines, nous perdons accès à ce qui se dissimule derrière – à l’abri des regards : le trésor inépuisable, le patrimoine fertile.
(…)
Au célèbre chant d’Hakuin :
« Tu erres dans le monde comme un mendiant et tu as oublié que tu étais fils de toi », repond la revigorante admonestation de Rabbi Nahman :
« Ah cessez d’être pauvre et retournez à vos trésors ! »
(…)
« Fermez les yeux et entendez bruire cette foule humaine dans vos dos. Toute cette humanité dont vous procédez ! Sentez derrière vous cette longue « chaîne d’amants et d’amantes » (jamais je ne me lasserai de ce vers d’Eluard), dont vous êtes en cet instant les seuls maillons visibles ! Ils n’ont pas désespéré du monde et vous en êtes la preuve vivante ! C’est avec cette conscience là que vous trouverez la force et le courage de vous élancer. Le passé n’est pas ce qui nous retient en arrière mais ce qui nous ancre dans la présence et nous insuffle l’élan d’avancer. »
(…)
Sans connaissance, sans vision et sans fertilité imaginaire, toute société sombre tôt ou tard dans le non-sens et l’agression.
(…)
L’hommage aux origines. Ainsi commence tout processus d’humanisation.

P18
Rendre hommage met en mouvement une machinerie secrète qui ouvre les prisons.
En m’inclinant devant l’autre, je ne signifie pas que tout ce qui le constitue était parfait mais que j’ai entrevu, par grâce,l’éternité qui le fonde, la part indestructible de son être.
Aussitôt, les apparences, les tentatives non abouties, les malentendus, les échecs et les blessures perdent de leur virulence et s’effritent sous la tranquille action du temps.
(…)
Lorsque, après une relation malheureuse (parents, époux, amants, etc), je me détourne et m’éloigne sans un regard, la relation est certes coupée.
Mais ce qui demeure, c’est la dépendance.
Même si la relation vivante est sectionnée, le lien têtu de l’inachevé, du malaise ou de la malédiction persiste.
(…)
Il n’y a qu’une délivrance à la dépendance maléfique : c’est l’hommage rendu. 

P25
A force de traiter les œuvres d’art comme de la matière et non comme des visions hissées jusqu’à la visibilité, on perd la trace de l’essentiel : le lieu où la vision a germé, a surgi, s’est déployée. C’est à ce lieu qu’il faut s’attarder. C’est celui de notre humanité co-créatrice, la grande pépinière de l’aujourd’hui. Pénétrer jusque dans le cœur de l’homme (des hommes) où germe l’idée créatrice sous la séculaire poussée du Vivant.
(…)
Il faut tenter en somme de sortir de la fascination du visible, du tangible, pour rejoindre l’œuvre ou le rêve d’amour avant sa glissée dans la réalité, avant sa coagulation. Un instant avant que tout n’apparaisse définitif.
Rejoindre l’œuvre dans l’espace où elle est en floraison.
(…)
S’attarder ensemble au seuil des possibles.
(…)
Errer dans les chantiers du monde, sur l’emplacement de la mosquée Bleue ou de l’abbaye du Thoronet quelques jours avant le premier coup de pioche quand y paissaient encore les moutons et y cabriolaient les chèvres.
Marcher la nuit dans New York et y entendre bruire la forêt sacrée des Iroquois.
Rejoindre le moment de bifurcation où la vie s’invente de neuf.

P33
Il n’y a que le meilleur qui soit défendable. Cette lèpre de notre époque, ce souci de tout rabaisser pour être soi-disant à la portée de chacun est une machination criminelle.